JN01115 Après le déluge (partie 1, Toulouse – Gruissan)
Samedi 11 août 2001, une semaine plus tôt, dans ma chambre à Toulouse.
Ce matin, je me réveille de très bonne heure. Trop de bonne heure. Il est toujours trop tôt pour commencer une journée emplie de tristesse et de désespoir.
Il n’est que 5h15. La maison dort encore.
Cette nuit, je n’ai pas beaucoup dormi. Je m’y attendais. Mais pas à ce point. J’ai sommeillé plutôt que dormir. J’ai survolé les heures en jouant les équilibristes sur mes nerfs épuisés. J’ai cogité, pleuré, regretté. J’ai essayé d’imaginer une, cent, mille façons de rattraper les choses, je me suis posé un million de questions sans pouvoir me donner une seule réponse qui enlèverait ne serait-ce qu’un ton de noirceur au tableau.
Mais comment essayer de m’extirper du désespoir le plus total, alors que tout converge à un seul, unique et triste constat, la fin de cette histoire, la fin de mon amour ?
Quand on réalise que tout est perdu, la douleur est immense et le deuil impossible.
Je suis KO. J’ai les yeux enflés de larmes, le visage douloureux à cause du coup de poing de Jérém, la tête alourdie par une grande fatigue, assommé par une migraine terrible. C’est comme un rhume carabiné, sauf qu’il n’y a pas de remède contre le mal qui m’assomme.
Je n’ai presque pas dormi de la nuit, mais je sais que je ne vais pas retrouver le sommeil pour autant. Je comate. Je sais déjà que la migraine va m’assiéger tout au long de la journée.
Je ne dors plus, mais je n’ai pas du tout envie de me lever. Il faut avoir une raison pour se lever. Un but, une obligation, une envie, un rêve, l’espoir d’un bonheur. Il n’y a rien de tout ça dans mon horizon.
Je me sens tellement fatigué que j’ai l’impression que mon cerveau et mon corps sont comme paralysés. En fait, je ne ressens rien, comme si je n’avais plus de corps, ni de cerveau. Rien, à part cette intense sensation d’étouffement, de mort intérieure.
J’ai l’impression d’être tombé du dixième étage d’un immeuble et de m’être écrasé sur le bitume, d’être fracassé jusqu’au dernier os, et de demeurer pourtant conscient. Mon cerveau est tellement envahi et paralysé par la souffrance que je n’arrive à penser à me focaliser sur rien.
Le vent d’Autan, toujours aussi fort, toujours aussi insistant, tape contre les volets, les fait vibrer. Petit à petit, le soleil vient lui aussi tenter de donner l’assaut à ma chambre. Déterminé, insistant, il profite du moindre interstice pour venir me parler de cet été qui s’est définitivement envolé pour moi. Dans mon cœur, l’hiver est venu en plein mois d’août.
J’ai l’impression que le déluge s’est abattu sur ma vie, que tout est chamboulé, que rien ne sera plus comme avant. Ma vie, c’est le vide. J’ai tout perdu, mon plus grand bonheur.
Alors, je veux juste tout oublier, ne plus rien ressentir. Je ne veux plus jamais tomber amoureux. Ça fait trop mal quand ça s’arrête.
J’ai juste envie de couper les ponts avec ma vie d’avant. Si la rentrée était demain, ce serait un véritable soulagement pour moi. Il faut que je voie avec maman si je ne peux pas partir m’installer à Bordeaux avant la rentrée. Mais je ne connais personne à Bordeaux. Et l’idée de me retrouver seul dans un petit studio m’angoisse.
Je n’ai même pas envie de voir Elodie. Je n’ai pas envie de parler de ce qui s’est passé, même pas avec elle. J’ai juste oublier, le plus vite possible.
La seule chose dans laquelle j’arrive à trouver un semblant de soulagement, c’est la réaction de maman. Bien évidemment, j’avais imaginé mon coming out d’une façon complètement différente. J’aurais voulu attendre, pour le faire, d’être heureux avec un garçon, et j’ai toujours pensé que ce garçon ce serait Jérém. Je ressentais le besoin de mettre les petits plats dans les grands, j’avais besoin de rassurer maman quant à mon bonheur avec un garçon.
Loin de là, elle a assisté à mon grand malheur. Mais elle a été formidable, vraiment formidable. Ses mots et ses caresses m’ont fait un bien fou. Son amour m’a fait un bien fou.
Quand je pense qu’il y a des jeunes qui se font mettre à la porte par des parents qui n’acceptent pas leur homosexualité, je me dis que j’ai quand-même une chance inouïe. Et rien que le fait de savoir qu’elle sait et qu’elle me soutient, c’est en soi une aide morale précieuse. Je n’ai pas pour autant envie de reparler de tout ça, avec elle, dans l’immédiat.
La radio a tourné toute la nuit dans le noir, et elle tourne toujours ce matin, à volume tout bas. J’avais besoin d’une présence, besoin de me donner l’illusion de ne pas être seul sur Terre. J’avais besoin de sentir que la vie continue, du moins celle de la radio, alors que la mienne s’est arrêtée la veille, comme une horloge cassée.
Je me sens comme vidé de toute énergie. J’ai l’impression que je vais rester là, dans ce lit, pour le restant de mes jours. Après le fond musical de la nuit, ce matin je m’accroche aux infos, et même aux pubs, comme un moyen d’empêcher mon cerveau de s’éteindre, d’empêcher mon cœur de cesser de battre.
Je comate toujours, alors qu’une barre de fatigue et de douleur transperce mon crâne de tempe à tempe. Ma tête est aussi lourde qu’une pastèque. Mes membres, mes muscles, mes articulations, et même mes os rendus sont endoloris par la fatigue extrême. J’en ai mal au ventre, le cœur comme serré dans un étau impitoyable.
Peu à peu, j’entends la maison se réveiller. Papa se lève, prend sa douche, son petit déjeuner, il part travailler. J’écoute la ville se réveiller à son tour. La circulation reprend peu à peu dans la rue.
Il est 9 h, lorsque maman vient taper à la porte de ma chambre.
« Tu es réveillé, mon loulou ? ».
« Oui maman, bonjour… ».
« Ça va, Nico ? ».
« Oui… » je lâche, tout en me laissant submerger par un bâillement silencieux mais si profond que j’ai l’impression que mon thorax va s’ouvrir en deux.
« Tu te lèves, Nico ? ».
« Pas tout de suite, s’il te plaît… ».
« Ne tarde pas trop, tu vas être en retard ».
« En retard… pour… ? »
« T’as oublié, Nico ? Tu as ton dernier cours de conduite ce matin… ».
« Ah… merde ! ».
« Tu veux reporter ? ».
Oui, j’ai envie de reporter. Mon corps a envie de reporter. L’idée de m’arracher du lit, de sortir de la maison, d’affronter le monde, cette journée d’été, le soleil, le Vent d’Autan, de marcher jusqu’à l’autoécole et de devoir me concentrer sur la conduite me semble bien au-dessus de mes forces.
Pourtant, et c’est là que je me rends compte que je suis finalement peut-être toujours vivant, je vois enfin pointer au fond de moi une raison de me lever. Même si je n’ai aucune envie de parler de ce qui s’est passé hier, je me dis qu’un moment avec Julien le clown sexy ça me fera du bien, ça me changera les idées.
« Non, ne reporte pas. Je me lève, j’arrive ».
Je ramasse mes membres en vrac, je prends mon visage entre mes mains, comme pour aider mon buste à soulever ce fardeau qu’est mon crâne. Je me fais violence, j’ouvre les volets, je me laisse percuter par la lumière vive du jour, par la caresse musclée du vent d’Autan, par les bruits dissonants de la ville.
Je passe dans la salle de bain et je me retrouve face au miroir, nez à nez avec l’image de ma gueule de bois. De ma gueule en vrac. J’avais eu l’impression d’avoir reçu le coup en plein sur le nez, mais c’est plutôt sur le côté que j’ai chargé. Le bleu commence sous l’œil droit et descend le long du nez.
Je l’ai tapé, il m’a tapé, quel immense, horrible gâchis ! Et maintenant, tout est fini pour de bon. J’ai envie de pleurer, car ma vie n’a plus de sens.
Dégoûté, je m’arrache à cette image de malheur et j’ouvre le robinet de la douche. L’eau tombe de la pomme, comme les larmes sur mon visage.
L’eau qui glisse sur mon corps est comme une caresse apaisante que je fais durer longtemps. Je me demande comment je vais pouvoir justifier mon cocard auprès de Julien, pour éviter qu’il pose trop de questions.
Primo, je vais mettre des lunettes de soleil. Deuxio, je vais lui servir la même explication qu’à maman et papa : la porte de la salle de bain sur le nez. Il ne va jamais gober ça, mais il va devoir s’en contenter.
Lorsque je descends, un bol de café au lait fumant est posé sur la table à coté de quelques tranches de pain grillé. Ma confiture préférée, celle d’abricots, ainsi qu’un verre de jus de fruit à la poire complètent ce tableau matinal. L’odeur du pain grillé, ainsi que la présence de maman remplissent la pièce d’un bonheur simple qui m’émeut aux larmes. Caresse pour mes narines, l’une. Caresse pour mon cœur, l’autre.
« Merci maman, merci pour le petit dej ».
Elle sourit. Elle est belle.
« Ça va mon Nico ? T’as réussi à dormir un peu ? ».
« Pas trop… ».
« C’est le chagrin ? ».
« Je crois, oui… ».
« T’as pas un truc pour la migraine, maman ? J’ai la tête qui va exploser… ».
« Si, tiens, mon loulou » réagit elle du tac au tac en m’envoyant une boite d’aspirine.
« Merci maman ».
Je bois une gorgée de café au lait, la boisson chaude descend en moi comme une caresse apaisante. Soudain, je me sens prêt à lâcher ce que j’ai sur le cœur depuis la veille.
« Je suis désolé que t’aies appris ça comme ça, hier ».
« Je n’ai rien appris, hier, rien que je ne savais déjà. J’ai juste pu enfin mettre un visage sur un garçon dont je soupçonnais bien l’existence… ».
« Mais comment tu savais ? »
« Ce sont des choses qu’une maman ressent ».
« Ça se voit autant ? ».
« Mais pas du tout, mon Nico. Quand on te regarde, on ne voit qu’un beau garçon. Et on ne peut pas deviner ce qui fait battre ton cœur, pas du tout, je t’assure… ».
« N’empêche que tu savais… ».
« Bon d’accord » elle rigole « il n’y a pas que de l’intuition maternelle dans l’histoire, il y a eu aussi un peu de chance, si on peut dire ça comme ça. Il y a quelques temps, j’ai croisé la maman de Dimitri au centre commercial et au fil de la conversation elle m’a demandé de tes nouvelles, car ça faisait depuis l’été dernier qu’elle ne t’avait pas vu. Je n’ai pas eu besoin de lui poser la question, mais il m’a semblé évident que tu n’as jamais dormi chez Dimitri ces derniers mois… ».
« Et t’as pensé direct à un garçon… ».
« Je me suis dit que tu n’aurais pas fait tant de cachotteries si ça avait été une fille. Et aussi, depuis la semaine dernière, il y avait cette odeur de cigarette qui traînait dans la maison. Et aussi un parfum de garçon ».
« Désolé d’avoir menti ».
« Tu n’as pas à être désolé. Tu t’es protégé parce que tu redoutais notre réaction j’imagine ».
« Oui, j’avais peur de vous décevoir, papa et toi ».
« Mais tu n’as pas à avoir peur de me décevoir. Et je suis sûr que même papa va bien le prendre ».
« Tu crois ? ».
« Tu lui en parleras quand tu seras prêt, et ça va passer comme une lettre à la poste ».
« Elodie est au courant ».
« Je m’en doutais »
« Au fait, il s’appelle comment ? ».
« Jérémie, c’est un camarade du lycée ».
« Ça fait combien de temps que tu es avec… ».
« Je n’ai jamais été avec lui… » je la coupe.
« Comment ça ? ».
« Maman, s’il te plaît, je ne peux pas… » je me dérobe, au bord des larmes.
« D’accord mon Nico, d’accord… » fait elle en me caressant doucement les cheveux.
Comme je l’avais imaginé, je me sens agressé et malmené par le contact avec la ville bruyante, avec sa lumière aveuglante, avec les passants pressés, avec le vent violent et insistant.
Lorsqu’on est au fond du trou, il faut une énergie mentale insoupçonnée rien que pour exister. Car, dans ces moments-là, exister c’est être en opposition à un monde qui apparaît étranger et hostile.
Je tente de me cacher derrière mes lunettes de soleil, mais j’ai l’impression que tout le monde me regarde quand même, que mon cocard clignote sur mon visage comme un gyrophare violet.
Me voilà lancé dans cette journée, lesté de cette fatigue insupportable. Me voilà parti pour puiser dans mes dernières ressources pour accomplir chaque mouvement, chaque pas, mes pensées comme figées dans une douleur sans fin. Je me sens comme un portable dont l’icône de charge clignote en permanence, annonçant un arrêt imminent.
Cette belle et chaude journée d’été n’a pas de sens pour moi, car ce sera une journée sans lui. La première, d’une longue série, une série infinie. Je sais que je ne le reverrai plus jamais. A part, peut-être, à la télé ou sur un journal sportif, si sa carrière sportive décolle. Ainsi, je ne pourrai même pas essayer de l’oublier pour me reconstruire. Son absence me hantera à travers le rugby.
Il faut que je parte de cette ville au plus vite. A Bordeaux, je ne pourrai peut-être pas échapper au rugby. Mais je pourrai laisser derrière moi certains souvenirs. Ou, du moins, les décors et les objets qui me les rappellent sans cesse.
Ma souffrance plane au-dessus de moi comme une immense chape de plomb. Tous mes sens sont enlisés dans une sorte d’état comateux, mon cerveau marche au ralenti, tout me parvient comme avec un léger différé. Et, surtout, tout ne me parvient pas. Je réagis un coup sur deux, et mes mouvements sont empâtés. Je me prends les pieds dans la marche d’un trottoir, je trébuche, je manque de m’étaler à plat ventre.
Je me sens incapable d’accomplir quoi que ce soit de bon aujourd’hui. Je me demande si ça a vraiment été une bonne idée de ne pas annuler le cours de conduite. Finalement, je n’ai pas du tout envie de conduire, j’ai peur de faire des conneries. Et puis, je redoute le regard de Julien, je redoute ses questions.
Je suis peut-être à cinquante pas de l’autoécole, lorsque la voiture se gare sur le petit parking.
Deux filles en sortent. Et avec elles, le petit coq blond, toujours aussi taquin, toujours aussi charmeur, toujours aussi sexy. Ce matin, il arbore un immense sourire, un sourire tellement lumineux qu’il déborde et irradie même à travers de ses grandes lunettes noires.
Définitivement, ce mec respire la jeunesse insolente, la joie de vivre, la vie brûlée par les deux bouts. Rien qu’en le regardant, j’ai l’impression de mieux respirer, d’aller mieux. Définitivement, la beauté est un puissant analgésique.
J’approche et le bogoss me serre la main, puissante prise de mec.
« Hey, Nico ! » il m’accueille très chaleureusement.
« Salut ».
Je sens qu’il a capté direct mon cocard. Non, les lunettes de soleil ne cachent pas tout.
Je le vois plisser les yeux, amorcer le mouvement si sexy de mettre ses sourcils en chapeau, et me balancer direct, en singeant avec sa voix le ton avec lequel on s’adresserait à un enfant :
« Qu’est-ce que t’as fait ? Tu t’es battu ?!?! ».
Nico, touché.
« Non, je me suis pris la porte de la salle de bain sur le nez ».
« A d’autres… ».
Nico, touché 2 fois.
« C’est vrai, je te jure ! ».
« Prends-moi pour un con ! ».
Nico, touché 3 fois.
« Je suis maladroit… ».
« Oui, et moi je suis une nonne ! ».
Je vois la fille de la dernière fois se pointer au loin, je la regarde approcher.
« Ne pose pas de questions, Julien, s’il te plaît ! ».
« C’est lui qui t’a fait ça ? ».
« Julien, s’il te plaît… ».
« Il a osé te frapper, ce con ? » fait-il en levant mes lunettes.
Nico, coulé.
« Je l’ai frappé en premier… ».
« Toi, tu as frappé ? » fait-il, l’air perplexe et surpris, presque impressionné.
« Ecoute, Julien, ne te mêle pas de ça ».
« Ça me fait mal au cœur de te voir dans cet état ».
Le jeune loup blond a l’air vraiment touché par ma détresse.
« Ecoutes, Julien. Contente-toi de faire ton pitre comme d’hab. Fais-moi rire, Julien, j’ai besoin de rire… ».
Je retiens mes larmes de justesse.
« Ça, c’est dans mes cordes ».
La fille arrive, Julien l’installe devant le volant. Pendant tout le cours, le beau moniteur s’illustre dans son rôle de charmeur impénitent, taquin, moqueur, drôle et beau parleur. Comme d’habitude, plus que d’habitude.
« Qu’est-ce qui t’arrive aujourd’hui ? T’as bouffé un clown ? » finit par relever la nana.
Mais rien n’arrête le jeune loup blond, il s’applique à mettre l’ambiance et il arrive même à m’arracher quelques sourires.
Aujourd’hui, je ne cherche pas forcement son regard dans le rétro, je n’en ai pas la force. En revanche, c’est son regard qui cherche le mien, et qui l’accroche, il lit dedans, même à travers nos deux lunettes de soleil.
Je redoute un peu le moment d’être seul avec lui, car je sais qu’il va tenter de me cuisiner.
Et ça ne rate pas.
« Ça va pas, Nico, hein ? » il me demande, dès que nous sommes que tous les deux.
« Si, ça va, allons-y ! » je tente de me dérober. Peine perdue.
« Raconte, qu’est-ce qui s’est passé ? » il me questionne sans même écouter ma réponse.
« Laisse tomber, s’il te plaît. J’ai pas envie d’en parler ».
« Ça te ferait pourtant le plus grand bien ».
Je sais qu’il a raison. Je sais que le chemin pour aller mieux passe par les mots. Mais je sais aussi que si je commence à lui raconter ce qui s’est passé la veille, je vais pleurer direct.
Et même si j’ai le sentiment que la sienne n’est pas une curiosité mal placée, mais une véritable attention amicale, je n’ai pas la force de prononcer des mots, de revivre et de livrer ce qui s’est passé la veille, ce qui va rendre ma défaite encore un peu plus réelle, ma douleur encore plus vive.
Je n’ai plus envie de pleurer. J’ai les yeux qui font mal à force de pleurer, et les larmes ravivent à chaque fois ma migraine.
« S’il te plait, Julien, vraiment… ».
« Tu vas pouvoir conduire ? ».
« Je vais essayer… ».
Je m’engage dans la circulation. Très vite, je me rends compte que j’ai un mal fou à me concentrer. J’ai du mal à capter et à retenir ses mots, pourtant limités aux stricts besoins de la conduite. Je suis obligé de le faire répéter, souvent. Pour, au final, ne retenir que la moitié de ses instructions, n’en exécuter qu’un quart, et en réussir encore moins.
J’ai du mal avec les vitesses, je me mélange les pinceaux, je roule en deuxième jusqu’à faire bramer le moteur. En redémarrant d’un feu rouge, je démarre en quatrième, je cale, je me fais klaxonner, je stresse, je transpire. Mon mal de tête devient un supplice. Julien me dit « cligno à gauche », je mets cligno à droite. Je manque de frôler une voiture dans une file parallèle. Julien freine à ma place, il est même obligé de toucher le volant pour éviter l’accrochage.
« Nico, fais attention ! » je l’entends me lancer. Le ton de sa voix est raccord avec le regard que je sens sur moi depuis le début du cours : bienveillant et inquiet. Son attitude me rappelle soudainement celle de mon pote Thibault.
Assez vite, ses instructions me font sortir du centre-ville. Nous longeons la Garonne, en direction du périphérique. Je suis stressé, je suis en nage, le mal de crâne me tenaille. Je sais que j’ai foiré mon cours et que j’ai déçu Julien. Peut-être même qu’il va même annuler mon inscription pour l’examen de septembre. Tant pis, je m’en fous. Rien n’a d’importance. Je n’ai qu’une envie, c’est d’être seul, et de pleurer, pleurer, pleurer.
« Arrête toi, là, Nico » fait Julien, en m’indiquant l’embranchement conduisant au terrain vague au bord de la Garonne. Ce terrain où nous avons parfois fait des exercices de manœuvre.
Je n’ai pas la force de m’opposer à sa demande. Je crois que s’il me disait de me jeter dans la Garonne, je le ferais aussi. Je me laisse faire, en panne totale de volonté.
« Avance encore un peu ».
Et j’avance.
« Gare-toi là ».
Et je me gare.
« Coupe le moteur ».
Et je coupe le moteur.
« Parle-moi, Nico ! Qu’est ce qui se passé ? ».
Et là, la tension qui j’ai laissé s’accumuler en moi en voulant retenir ma souffrance et mes larmes, explose d’un coup. Et je pleure, je pleure, je pleure.
Julien décroche sa ceinture, puis la mienne et il me prend dans ses bras. Il me laisse pleurer, le visage enfoui dans le creux de son épaule, il me laisse pleurer sans poser des questions.
« Je suis désolé… ».
« Tu n’as pas à l’être… » fait-il, en passant sa main dans mes cheveux.
Le contact avec son corps chaud, les caresses de sa main, son parfum, sa présence et sa bienveillance ont le pouvoir de me réconforter. Vraiment, j’ai l’impression d’être avec Thibault. Je me sens en confiance.
« C’est fini ! Fini ! Je ne le reverrai plus… ».
« Qu’est-ce qu’il s’est passé ? ».
« Hier après-midi on s’est accrochés ».
« Pourquoi donc ? ».
« Parce qu’il n’assume toujours pas ce qui se passe entre nous ».
« Au pieu ? ».
« Au pieu et en dehors du pieu. Il préfère tout foutre en l’air plutôt qu’assumer. Il n’a jamais rien assumé, et encore moins maintenant ! ».
« Pourquoi maintenant ? ».
« Bientôt il va partir à Paris… ».
« A Paris ? ».
« Il a été repéré par une équipe de rugby pro… ».
« Naaaaan… »
« Si ».
« Et alors il a voulu te larguer avant de se tirer. Il a voulu s’arracher votre relation comme on arrache un sparadrap ».
« Je lui ai dit « je t’aime ». Et lui m’a dit que je ne suis rien pour lui, juste un mec pour s’amuser. Je te passe les détails, mais il a eu des mots qui m’ont fait très mal ».
« Et tu lui as mis ta main dans la tronche ».
« Je n’aurais pas dû… mais j’avais trop mal ».
« Et lui il t’a pas raté non plus. Montre ça… » fait-il, tout en enlevant à nouveau mes lunettes.
« Eh beh, comme quoi, vous les pédés pouvez être tout aussi con que les hétéros quand vous vous appliquez ! ».
« Si tu savais comment je m’en veux de l’avoir frappé ! ».
« Il l’a bien cherché, non ? ».
« Oui, mais… ».
« Tu l’aimes vraiment ce mec… ».
« Comme un fou… ».
« S’il ne sait pas apprécier ça, il n’en vaut pas la peine ! ».
« Peut-être qu’il a raison de me jeter. De toute façon, je n’ai rien à lui offrir ».
« Mais tu rigoles, Nico ? Tu as tant de choses à offrir à un mec ! Tu es un petit gars adorable. Et puis, tu es amoureux. Et ça, c’est pas rien ! ».
« A la rentrée, je vais partir à Bordeaux pour mes études », j’enchaîne sur ma lancée.
« Et lui, il va partir à Paris. Pendant des années, je vais être étudiant, je n’aurai pas de salaire. Lui, il va être connu, il va avoir du fric. Et il va évoluer dans un monde où il n’y a pas de place pour un pédé qui aime un joueur de rugby. Il va avoir son appart, il va avoir des nanas à plus en finir. Et s’il veut des mecs, il pourra toujours en trouver sur place, des vrais bomecs. Pourquoi s’emmerderait-il avec un type comme moi qui, en plus, lui met la pression ? ».
« Tu lui as mis la pression ? ».
« Je lui ai dit que je l’aimais ».
« Ah, carrément… ».
« Je n’aurais pas dû lui dire, pas maintenant ».
« Tu n’as pas à regretter de le lui avoir dit, tu avais besoin de lui dire, il fallait que ça sorte. Et lui, il l’a au moins entendu… même s’il n’a pas su quoi en faire, même s’il l’a piétiné ».
La sonnerie de son portable retentit soudainement. Le boblond décroche aussitôt. Une voix féminine grésille dans l’appareil :
« Tu reviens bientôt ? Tes prochains cours t’attendent ».
« Oh, putain » fait Julien en regardant la montre à son poignet « je n’avais pas vu l’heure ».
« T’es pas encore en train de t’envoyer en l’air, j’espère ? ».
« Non, pas du tout, tu me prends pour qui ? » il rigole.
« Pour un mec à qui, s’il était le mien, j’aurais déjà coupé tout ce qui dépasse ».
« Moi aussi je t’aime, Carine ».
« Grouille, abruti ! ».
Le bogoss raccroche en rigolant. Son sourire canaille est beau à pleurer.
Je tente de lui sourire à mon tour.
« Il faut qu’on y aille » il me lance.
Je ne me sens pas prêt à reprendre le volant. Ces dernières larmes m’ont vidé de toute énergie. Je suis HS.
« Tu veux que je conduise ? » fait le beau moniteur, en anticipant ma demande.
« Je veux bien ».
Je regarde le beau Julien au volant de sa voiture. Sa conduite est à la fois sportive et apaisante, ça me fait un bien fou de me sentir pris en charge. L’image d’un autre chauffeur, brun, la peau mate, à bord d’une 205 rouge, roulant vers l’appartement de la rue de la Colombette, promesse d’une nuit d’amour, surgit dans mon esprit comme un éclair aveuglant. J’ai encore envie de pleurer.
Je profite d’un blanc dans la conversation pour me secouer de ce souvenir avant de me laisser emporter par l’émotion. J’en profite pour m’excuser.
« Désole pour mes conneries de tout à l’heure. Peut-être que je ne suis pas prêt pour l’examen de septembre ».
« Mais tu plaisantes, Nico ? Je sais que tu sais conduire, et je sais aussi que tu n’es pas bien aujourd’hui. Alors, je ne vais pas tenir compte de ce dernier cours. Tu passeras ton examen à la première session de septembre, comme prévu. D’ici là, essaie de te reposer et de ne pas trop penser à tout ça. Essaie de penser à Bordeaux, à tes études, à ta nouvelle vie. Tu dois aller de l’avant. Je suis sûr que tu vas trouver un gars qui va se rendre compte à quel point tu es un mec génial. C’est avec ce gars-là que tu seras bien ».
« C’est gentil d’essayer de me remonter le moral ».
« C’est normal, t’es mon pote ».
« Je n’aurais jamais cru qu’on deviendrait potes ».
Le jeune loup blond me sourit. Et, ce coup-ci son sourire est à la fois charmant et touchant.
Nous arrivons au parking de l’autoécole. Julien coupe le moteur, se tourne vers moi. Il me regarde droit dans les yeux et il me lance :
« Tu devrais partir quelques temps pour te changer les idées ».
« C’est plus ou moins prévu avec ma cousine, mais je ne sais pas encore quand ».
« Le plus tôt sera le mieux ! Pars et amuse-toi, Nico, profite de tes 18 ans. Ne passe pas le reste de l’été à broyer du noir. C’est l’été, putain ! File à la mer, nage, balade-toi sur la plage, sors, rencontre des mecs, baise avec ! ».
« Merci pour tout, Julien » j’arrive à lui répondre, en lui tendant la main et en retenant de justesse de nouvelles larmes.
Et là, devant tout le monde qui attend devant l’autoécole, le boblond me prend une dernière fois dans ses bras et me serre très fort contre lui.
« Surtout, n’oublie jamais que tu es un gars génial ! ».
« Toi aussi tu es un gars génial, Julien ! ».
Je sors de la voiture et je m’éloigne sans tarder. Les larmes se pressent à mes yeux, et je veux être tout seul pour chialer à nouveau.
Je n’ai pas fait dix pas que j’entends la voix du beau moniteur m’appeler :
« Nico, attend ! ».
Je me retourne. Julien me fait signe de revenir, son portable à la main. Je reviens sur mes pas.
« C’est quoi ton numéro ? ».
Je lui donne machinalement sans vraiment savoir pourquoi il le demande et pourquoi je le lui donne, vu que les cours de conduite c’est fini pour moi.
Je le vois enregistrer le contact, puis tapoter un message. Le signal sonore du message envoyé retentit. le jeune loup blond relevé alors la tête et plante une dernière fois son regard transperçant et charmeur dans le mien.
« Je t’ai envoyé un SMS, comme ça tu vas avoir mon numéro ».
« Merci ».
« De rien. Si ça ne va pas, tu m’appelles, ok ? ».
« Promis ».
« Allez, vas-y maintenant, bonnes vacances, petit veinard ! ».
Je m’éloigne, le cœur envahi et saturé par un trop plein d’émotions plus que jamais prêt à déborder de mes yeux rougis.
Les mots, l’attitude chargée de bienveillance de Julien, me touchent profondément. L’amitié qu’il me témoigne a l’air d’être vraiment sincère. Qui aurait cru qu’on en arriverait là ! Notre complicité est partie d’un petit jeu du chat et de la souris, sur fond de mon attirance pour lui, cette attirance qui flattait son ego.
Au départ, j’ai été gêné qu’il capte mes regards, mon attirance. J’ai été aussi gêné qu’il découvre l’existence du « bobrun qui fait la gueule ». Mais tout ça nous a rapprochés, et ça m’a fait gagner un pote et un confident. Et aujourd’hui, je suis ému par ses témoignages d’empathie, d’estime, d’amitié.
C’est un bon gars ce Julien. Un charmeur et un coureur impénitent, mais un bon gars quand-même.
Le chemin pour rentrer à la maison se mue très vite en épreuve. La fatigue me gagne, la chaleur m’assomme, la barre qui transperce de tempe à tempe m’achève. J’ai du mal à mettre un pied devant l’autre.
J’ai besoin d’un lit, j’ai besoin de dormir pendant des jours et des semaines, dormir pour ne plus souffrir, dormir assez longtemps pour en oublier même les raisons de ma souffrance. Dormir jusqu’à oublier. Oublier jusqu’à son nom.
Soudain, la perspective de m’éloigner de Toulouse avec ma cousine semble dégager un peu mon horizon. Accalmie précaire, illusion d’un instant, fragile, chancelante.
La migraine ne me lâche pas d’une semelle, elle transforme ma tête en grosse caisse de résonnance pour ma tristesse infinie.
J’ai le sentiment qu’on m’a arraché le cœur, que plus jamais je ne tomberai amoureux, que je ne serai plus jamais heureux.
Je viens de rentrer à la maison, j’ouvre le message de Julien.
« N’abandonne jamais.. tu es un vrai bonhomme. Crois en toi. Ju ».
J’ai perdu mon amour, mais j’ai trouvé un pote.
Après le déjeuner, après le départ de maman, je vais à la sieste.
Je me réveille au bout d’une heure, pas plus. J’aurais voulu dormir davantage, mais il fait tellement chaud que je me réveille en nage.
Je n’ai pas envie de lire, ni de regarder la télé. Je vais courir sur le canal. Je vais courir pour me défouler, pour tenter d’évacuer cette souffrance qui m’étouffe. Je vais courir pour m’épuiser et pour ne plus avoir la force de penser.
Je cours, longtemps, je cours comme un fou, je cours loin de la ville. je cours en pleurant, je cours jusqu’à ce que la douleur de mes muscles soit si intense qu’elle me fasse oublier la douleur qui me ravage de l’intérieur.
Je cours en écoutant la BO de Moulin Rouge que j’ai acheté quelques jours plus tôt. Je pleure devant la douceur de la version orchestrale de « Your song ». Je m’effondre sur la beauté mélancolique de « One day I’ll fly away » et de « Come what may ». Je me calme un peu en écoutant la version loufoque et décalée de « Like a Virgin ». Mais je me suis à nouveau submergé par ma souffrance au contact de la vibrante version de « The show must go on ».
Comment le show de ma vie va bien pouvoir continuer, maintenant ?
La mélancolie profonde de « Nature boy » vient appuyer un peu plus sur ma tristesse. C’est une version instrumentale, mais les couplets résonnent dans ma tête :
There was a boy/Il y avait un garçon
A very strange/Un garçon très étrange
Enchanted boy/Et enchanté
They say he wandered/On dit qu’il errait
Very far, very far/Très loin, très loin
Over land and sea/Au-delà de la terre et de la mer
A little shy and sad of eye/Un peu timide et à l’oeil triste (…)
And then one day/Et puis un jour
One magic day/Un jour magique
He passed my way/Il a croisé mon chemin (…)
This he said to me/Voici ce qu’il me dit
The greatest thing/La plus grande chose
You’ll ever learn/Que tu apprendras jamais
Is just to love and/Est seulement d’aimer et
Be loved in return/D’être aimé en retour
Si seulement, si seulement c’était possible. Si seulement aimer suffisait à être aimé en retour.
Puis, vient le « Boléro ».
Ça démarre avec des notes de piano, elles perlent des écouteurs légères et lentes comme des larmes. Des notes qui viennent parler direct à ma tristesse, l’interpeller, la mettre à nu.
Mais ça ne dure qu’un temps. Les percussions déboulent avec la puissance et la violence d’une rivière en crue, avec la violence de la vie qui continue impitoyable malgré ma détresse. Le premier violon surgit avec un son lancinant et déchirant, comme le cri désespéré de ma souffrance qui veut juste qu’on la laisse tranquille, qui veut échapper au bruit, à la lumière, à la violence de l’existence. Tandis que les percussions, implacables, de plus en plus rapides, semblent marteler que l’univers se fiche royalement de cette souffrance, et qu’il n’y aura aucun répit, qu’il faudra juste vivre avec, ou mourir.
Scandé par ses percussions au rythme presque obsessionnel, mené par ses violons et ses claviers rutilants, le « Boléro » instille dans mon esprit une sorte de fatalité du temps qui passe et qui emporte le bonheur à tout jamais, une impression qui fait écho au sentiment de désolation qui m’habite depuis bientôt 24 heures.
Mais il y a, à mon sens, autre chose qui se dégage du « Boléro », quelque chose qui va au-delà de cette impression de fatalité. Il s’agit d’une énergie positive qui semble suggérer la nécessité de l’effort, pourtant inhumain, d’aller de l’avant.
Le rythme s’accélère encore, s’envole. Il semble vouloir me dire que non, le monde ne va pas s’arrêter de tourner parce que je suis au plus mal. Que je n’ai pas le choix, qu’il va falloir me remettre debout, aller de l’avant avec mes propres forces, même si je n’en ai pas du tout envie. Qu’il va falloir que j’accepte le fait que c’est fini et qu’il ne reviendra pas. Qu’il faut que je recommence à vivre, sans lui.
Mais comment ? Où trouver assez d’énergie pour aller de l’avant, alors que toutes les fibres de mon cœur voudraient remonter le temps au dernier moment heureux avec lui ?
Je serre les dents pour écouter le « Boléro » jusqu’au bout, je le passe une deuxième fois, une troisième, comme un mantra. Je monte le son à fond, je me défonce les tympans sur le rythme percutant, j’essaie de me charger de l’énergie qui se dégage de ce pur morceau de virtuosité.
Le « Boléro » devient ainsi la BO de ma rupture.
Hélas, c’est encore bien trop tôt pour pouvoir espérer surmonter la blessure récente, vive et brûlante. Je ne peux me débarrasser si facilement du sentiment d’injustice, de gâchis, de désolation qui me déchire. Le sentiment d’avoir trop fait confiance à ce mec, de m’être donné à lui avec trop d’imprudence, corps et âme. Le sentiment de ne pas avoir su voir l’humiliation qui me pendait au nez lorsque j’ai choisi de mettre à nu mes sentiments devant lui. J’ai vraiment été d’une naïveté ridicule. J’ai envie de crier à men déchirer les poumons tellement j’ai mal.
Je rentre à la maison en fin d’après-midi. Je suis épuisé, fiévreux et je n’ai même pas envie de diner.
« T’es sûr mon Nico ? Tu ne veux vraiment rien manger ? ».
« T’en fais pas, maman, je vais dormir, demain ça ira mieux ».
« Tu es pâle comme un linge ».
« Je suis fatigué ».
Seul dans ma chambre, je m’effondre.
24 heures déjà. Les « anniversaires » comptent parmi ce qu’il y a de plus dur à encaisser dans une rupture.
Tout comme les exhortations à ne pas s’apitoyer sur soi-même, à aller de l’avant, à ne pas se faire pourrir la vie par « celui qui n’en vaut pas la peine ».
Les mots de Julien, le « Boléro », un seul message bombardé dans ma tête : accepter l’inéluctable et passer à autre chose.
Mais je ne peux pas accepter, je ne veux pas accepter ! Comment accepter qu'on vous arrache le cœur ?
Seul dans ma chambre, dans mon lit, dans le noir, je revois son visage, le nez en sang. Je revois son regard juste avant de quitter la maison, ce regard perdu dans lequel je suis sûr d’avoir vu du regret, un déchirement, une profonde tristesse. Comme s’il se faisait violence pour être aussi mauvais. Et ce, dans le seul but de laisser cette histoire impossible derrière lui, avant de s’envoler pour Paris. Dans le but de me dégoûter de lui, de me priver de tout faux espoirs.
Mais si ça lui coûte autant de piétiner notre belle histoire, pourquoi il s’inflige ça, pourquoi il nous inflige ça, pourquoi ?
Je me dis qu’il ne peut pas aller au bout de sa bêtise, je me dis qu’à un moment ou à un autre il va bien se rendre compte qu’il est en train de détruire quelque chose de beau et d’unique – cet amour, cette complicité, cette tendresse qu’il y a entre nous – quelque chose qui apporte du bonheur dans sa vie.
Je me dis qu’il va avoir un sursaut de lucidité et réaliser à quel point il a été horrible et injuste, ce n’est pas possible autrement. Il ne peut pas être aussi aveugle et cruel.
Je me dis qu’avant de partir pour Paris, il va assurément m’envoyer un SMS. Je me dis qu’il va revenir vers moi, me demander de nous revoir une dernière fois, me serrer dans ses bras, me dire qu’il regrette, qu’il s’est rendu compte à quel point je vais lui manquer. Je me dis qu’il va me demander de tout lui pardonner. Et je lui pardonnerais. Cent fois, je lui pardonnerais.
Stupide et vaine attente, dont la déception d’heure en heure n’a de résultat que d’exacerber encore un peu plus ma souffrance.
Soudain je ressens le besoin de me séparer de ses affaires. C’est un besoin violent, auquel je tente de m’accrocher en espérant au plus vite me débarrasser de cette souffrance.
En repensant au dédain avec lequel il a refusé le maillot que je lui ai offert, je me sens insulté et offensé. Je me suis fait une telle joie de lui acheter, j’ai mille fois imaginé le moment de le lui offrir, le bonheur de lui faire plaisir. Jamais je ne me serai imaginé que ça se passerait de cette façon, qu’il refuserait mon cadeau.
Quoi faire désormais de ce maillot ? Je ne peux pas le garder. Le jeter ? C’est dommage. Je vais le filer à Emmaüs. Il reste sa chemise, son t-shirt, son boxer, les trois photos dont Thibault m’a fait cadeau. Je mets tout dans une poche. Demain, je vais les jeter. Il faut juste que je trouve le cran de le faire. Je vais le trouver. Je ne veux rien garder de lui. Rien qui me rappelle nos moments ensemble. Il y a assez de souvenirs dans cette maison, dans ma tête, pour laisser des objets m’en rappeler davantage.
La migraine m’assiège, me persécute, implacable tortionnaire. Mes nerfs sont en boule. Paradoxalement, j’ai l’impression que mon épuisement extrême m’empêche de trouver le sommeil. Oui, j’ai l’impression que mon cerveau, mes hormones, sont complètement détraqués, que plus rien ne marche dans mon corps.
Vivement la rentrée, que je me tire à Bordeaux, loin de cette chambre, de cette maison, de cette ville, de cette souffrance insupportable.
Samedi 12 août 2001.
La nuit a été longue, aussi interminable qu’une nuit lorsque le sommeil est trop court. Je me réveille encore plus fatigué et mal en point que la veille. J’ai tout juste le courage de me traîner jusqu’à la salle de bain pour faire pipi, jusqu’au frigo pour boire un verre de jus de fruits et de m’éclipser avant que la maison ne se réveille. Je monte les marches de l’escalier avec une allure de zombie, ces mêmes marches qu’il y a quelques jours encore je grimpais quatre à quatre pour faire l’amour avec mon Jéré.
Je me recouche. Je ne sais pas si je vais pouvoir retrouver le sommeil. Pourtant, c’est décidé, ce matin je ne vais pas me lever. Je n’ai aucune raison de me lever. Je me recroqueville dans ma tanière, la radio toujours en bruit de fond.
Contre toute attente, je me rendors. Et pendant très très très très très longtemps.
Mon réveil, en milieu de l’après-midi, est un brin brutal. C’est la voix d’Elodie qui me tire de ma léthargie.
« Allez, cousin, t’as assez dormi. Secoue-toi, prends une douche, ça sent le fennec dans cette chambre ! Allez, dépêche-toi, on se tire ! ».
« De quoi ??? » je m’insurge, émergeant en sursaut.
Mais déjà ma cousine ouvre grand la fenêtre et les volets.
La lumière vive et la caresse musclée du vent d’Autan ajoutent de la violence à ce réveil sauvage.
« Laisse-moi dormir ! » je fais, mauvais, en enfouissant ma tête sous la couette.
« Allez, cousin, ne fais pas l’autruche. File te doucher, on part à Gruissan ! ».
« Quand ? ».
« Tout de suite ! Ce soir je veux manger un plateau de fruits de mer ! ».
L’idée de bouger de mon lit me parait inconcevable.
« Non, pas moi ! Vas-y toute seule ! ».
« Bouge ton cul ! » fait-elle en m’arrachant la couette.
« Allez, on y va ! » fait elle en attrapant l’une de mes chevilles et en tirant vers le fond du lit.
« Tu me casses les… ».
« Je sais, et t’as encore rien vu. Je te laisse un quart d’heure, le temps de prendre un café avec tata. Après je remonte avec un seau d’eau et de glaçons ! ».
Je l’écoute redescendre les escaliers. Ses pas dans les escaliers sont si différents de ceux de mon Jérém ! J’entends tata et nièce discuter dans la cuisine. Je n’arrive pas à capter leur conversation, mais quelque chose me dit que maman n’est pas étrangère à la venue d’Elodie.
N’empêche que, passé le premier choc de ce réveil un peu brutal, la présence de ma cousine commence déjà à me faire du bien. L’idée de partir loin de Toulouse, de me retrouver seul avec elle, de déconner comme des fous, commence à me plaire.
Je me lève, je passe à la douche. L’eau tiède aussi me fait du bien. Je m’habille, je jette quelques affaires dans ma valise et je descends.
« T’es prêt, cousin ? ».
« Pas tout à fait. J’ai un truc à faire, avant de partir. Tu peux me laisser une petite demi-heure de plus ? ».
« Tu dois faire quoi ? ».
« Juste me débarrasser d’un truc… ».
« Et ça ne peut pas attendre ? ».
« Non, je dois le faire maintenant, c’est important ».
« Une demi-heure et pas une minute de plus ! ».
« Merci ! ».
Pendant ma douche, j’ai repensé au maillot. Je ne peux pas le garder, mais je ne peux pas le jeter non plus, ni même le donner à Emmaüs. Ce maillot est un cadeau et il appartient désormais à son destinataire. s’il n’en veut pas, il le jettera à la poubelle par lui-même. Je ne sais pas combien de temps nous allons rester à Gruissan. Et il y a de fortes chances que quand je reviendrai sur Toulouse, il sera déjà parti à Paris. Alors, si veux le lui donner, c’est maintenant ou jamais.
Certes, je pourrais le filer à Thibault. Mais, d’une part, le temps me manque. Et d’autre part, je n’ai pas envie de voir le bomécano. Il est peut-être au courant de ce qui s’est passé entre son pote et moi, et je n’ai pas du tout envie d’en parler. J’ai besoin de faire le vide, de me couper de Toulouse et ses habitants, tous ses habitants.
J’ai pensé que le milieu de l’après-midi c’est l’heure idéale pour aller à la brasserie sans craindre de le croiser. A cette heure-ci, il va être en pause. J’ai remis le maillot dans son sac, j’ai marqué son nom dessus. Et je me suis dit que je vais laisser le petit colis à son patron ou à un collègue.
Oui, ce maillot a un seul destinataire possible. Et le lui faire parvenir, malgré la difficulté que cela représente, c’est un geste qui a une grande signification pour moi, un geste cathartique, la tentative de me délester de ce symbole d’un passé désormais si lourd à porter.
Pourtant, il y a dans mon geste une autre envie, de signe totalement opposé. Comme une tentative désespérée de le retenir, ce passé. Ce geste est comme une bouteille jetée à la mer, il nourrit l’infime espoir d’arriver à toucher son cœur. Je repense à ce regard de gosse qu’il a eu lorsqu’il l’a déplié. Et je me dis que ce maillot est vraiment ma toute dernière carte à jouer. J’espère qu’il gardera ce cadeau en souvenir de ce printemps, de nos révisions.
Je pars de la maison on ne peut plus déterminé. Mais je sens ma volonté flancher un peu plus à chaque pas. Je redoute quand-même de croiser Jérém, et même le voir de loin me parait un effort insoutenable.
Le cœur tape si fort dans la poitrine qu’il semble devoir l’exploser à chaque battement.
Je me fais violence pour avancer. Les percussions implacables du « Boléro » résonnent dans ma tête. Je presse le pas, droit devant moi, j’avance comme un train lancé à toute allure vers son terminus, ignorant tout sur son passage.
Lorsque j’arrive à Esquirol je suis hors d’haleine, j’ai les jambes en coton et une crampe à la main à force de serrer le sachet.
Une silhouette noire et blanche déboule en terrasse avec un plateau à la main et je suis au bord du back out.
Fausse alerte, ce n’est pas lui. C’est son patron.
Comme je m’y attendais, il n’y a pas grand monde en terrasse à cette heure.
J’attends que le type soit revenu dans la salle pour rentrer à mon tour. Une fois à l’intérieur, mon regard est instantanément happé par l’entrée du couloir qui mène aux toilettes, et bien au-delà des toilettes. Et mon cœur est aspiré par le souvenir désormais nostalgique et douloureux de cette gâterie dans la remise, même pas une semaine plus tôt.
Comment ma vie a changé depuis ! Il y a six jours, j’étais le mec le plus heureux de la terre. Et aujourd’hui, je suis aussi malheureux que les pierres.
« Bonjour, c’est pour une commande ? » me lance le type.
« Euh… non, je voudrais laisser ça… ».
« Il n’est pas là ! » fait le patron en lisant le nom du destinataire.
« Je peux vous le laisser quand même ? ».
« C’est quoi ? ».
« Un maillot de rugby… ».
« C’est de la part de qui ? ».
« Un pote… euh… Nico… ».
« T’es son pote, toi ? » il m’interroge, l’air intrigué.
« Ouaiss… ».
« Mais dis-moi, ce ne serait pas avec toi qu’il s’est battu ? » fait il en regardant fixement le bleu sous mon œil. Je viens de me rendre compte que j’ai oublié de passer les lunettes de soleil.
« On a eu un petit différend ».
« C’est encore à cause d’une nana, c’est ça ? ».
« On va dire ça comme ça… » je coupe court « vous lui donnerez ? ».
« Oui, je lui donnerai tout à l’heure… ».
En repartant après avoir déposé le maillot, je ressens un mélange de détachement, de soulagement et de tristesse. Sans vraiment lequel des trois sentiments est le plus fort.
La cité de Carcassonne fait son apparition sur notre gauche, embrasée par la couleur orange du soleil couchant. Je regarde ma cousine en train de conduire et je repense à Julien en train de conduire. Je repense à mon état de la veille et à celui de cet instant. Tant d’heures de sommeil m’ont un peu remis sur pattes. Le fait d’avoir livré le maillot m’a fait du bien aussi. Même si je n’ai aucun retour. Et que je sais que je n’en aurais pas. Tout en espérant, au fond de moi, que peut-être…
La bonne humeur de ma cousine a un effet positif sur mon moral. Depuis que nous avons quitté St Michel, nous n’avons cessé de rigoler. Elle ne m’a pas posé une seule question sur ma gueule en vrac. Maman a pourtant dû lui dire. Mais je connais ma cousine. elle va attendre un peu que je fasse le premier pas. Mais très vite, elle va me lancer des perches tellement immenses que je vais être obligé de le saisir.
Je sais que tout viendra en son temps, quand je serai prêt.
Ou bien quand elle en aura marre d’attendre.
« Ah, bah, dis-donc, tu t’es fait bien refaire le portrait ! » elle finit par me lancer de but en blanc dès que nous nous retrouvons dans l’appart.
« Conasse ! » je rigole.
« Oui, c’est moi ! Et maintenant, tu vas tout me raconter depuis le début ».
« Ca alors ! » fait Elodie à la fin de mon récit « jamais je ne t’aurai cru capable de frapper qui que ce soit ! ».
« Parce que je suis pédé ? » je la cherche.
« Non, parce que tu es un mec bien, espèce d’idiot ! ».
« Oui, je n’arrive pas à le croire moi-même. ».
« Blagues à part, je pense que j’aurais réagi de la même façon devant un mec qui m’a traité comme il t’a traité ».
« J’avais tellement mal à ce moment-là ! ».
« J’imagine bien, mon cousin. Je pense que tu as accumulé trop de souffrance et de frustration en toi au fil de cette histoire ».
« Et du coup, elles sont ressorties d’un seul coup… en un seul coup, du coup !!! » elle s’amuse avec les mots.
« Mais je n’aurais pas dû le frapper pour autant. En le frappant, c’est moi qui ai mis le mot fin à notre relation ».
« Qui sait, Nico ? Peut-être que dans sa tête de petit con, ce coup dans la gueule lui a fait découvrir une nouvelle facette de Nico. Un Nico qui en a marre de tout accepter sans broncher. Va savoir, peut-être que ton coup de poing dans la gueule, ça l’a impressionné. Un poing dans la gueule, rien de tel pour faire avancer les petits machos comme lui ! ».
« Je ne pense pas pouvoir impressionner un gars comme lui, ni qui que ce soit, d’ailleurs. Je n’ai pas assez de caractère pour ça ».
« Tu as un caractère bien plus trempé que tu ne l’imagines ! Tu sais qui tu es et tu l’assumes. Alors que lui, il se montre fort à l’extérieur, physiquement, verbalement. Mais il n’est fort qu’en apparence, mais il est fragile à l’intérieur. Parce qu’il ne sait toujours pas qui il est. Et sa virulence, ses changements d’humeur et d’attitude vis-à-vis de toi, ce sont autant d’aveux de faiblesse. Il se comporte comme un gosse ! ».
« C’est pas étonnant qu’il se comporte de cette façon pile au moment où la possibilité de partir à Paris s’offre à lui » elle enchaîne « je crois que cette nouvelle lui a fait soudainement réaliser qu’il tenait véritablement à toi et qu’il risquait de souffrir en partant. Alors, il choisit la solution radicale, chercher à t’oublier en se persuadant qu’il te méprise, chercher à se montrer impitoyable et froid avec toi pour que tu l’oublies aussi ».
« A mon avis, il doit être partagé entre deux sentiments. La joie de voir son rêve se réaliser, et la frustration, la tristesse de se rendre compte que ce rêve est a priori incompatible avec ce qu’il était sur le point d’accepter, le fait d’être amoureux de toi. Tout cela l’empêche probablement de vivre pleinement ce moment qui aurait dû être une joie parfaite pour lui. Alors, te rejeter est peut-être une façon de se protéger ».
Ma cousine, ou l’art de résumer en peu de mots l’essence profonde de mes pensées, et de les afficher en lettres clignotantes dans ma conscience.
Aller à la plage, me baigner, rester des heures sous le parasol à discuter avec Elodie. Et passer d’autres heures en silence, côté à côté, à lire de bons bouquins. Puis, vers le soir, marcher longuement sur la plage, et refaire le monde. S’acheter une pizza et rester tard face à la mer, regarder le coucher de soleil jusqu’à la dernière image, comme le générique de fin d’un film qui nous a émus et scotchés à notre fauteuil.
Puis, la nuit tombée, écouter la mer calme, la peau caressée par la brise du soir, les pieds dans le sable.
Tenter de réapprendre à vivre.
Voilà la chronique de mes vacances à Gruissan avec ma cousine.
Commentaires
ZurilHoros
07/07/2020 19:22
Episode en plein jour, avec pas mal d’éléments nouveaux. <br /> <br /> Tout d’abord on découvre l’ambiance dominicale chez Nico, traditionnelle, chaleureuse et on a la confirmation de sa proximité avec sa mère. Son père n’est toujours pas intégré au récit. Ensuite, Nico retrouve la charmante Elodie, qui lui raconte une anecdote savoureuse sur bobrun. Pour parler comme les psy, il se passe des choses dans l’intrapsychique de Jérémie. Nico tente de rester les pieds sur terre, mais il se retrouve poussé par on ne sait quelle force, du coté de chez Jérém. LOL Après plus de 50 épisodes, je ne pense pas avoir beaucoup vu de moment ou Jérém ne tient pas son rôle social. Role que Nico résume par : « Oui, Jérém semblait vouloir garder de la distance : une distance qu’il semblait imposer à fortiori à ceux qui n’étaient pas admis dans son périmètre de potes et de groupies. » Et même avec les groupies, il est dans le rôle du leader. On ne sait pas vraiment qui il est en dehors des rôles qu’il joue. <br /> Une seule fois, précédemment, on l’avait vu dans sa brasserie avec Thibault et Nico, détendu et « normal ». <br /> C’est donc la deuxième fois qu’il accueille Nico avec le sourire, et on peut supposé qu’il est contant de le voir. Du coup, Nico est sur un nuage. Au hasard de cet après-midi, on découvre le petit frère de Jérém avec lequel il se comporte, comme Nico aimerait qu’il se comporte avec lui. Il suffit donc, d’une scène pour savoir que Jérém, peut être tendre, qu’il peut admirer et pourquoi pas plus. Au moins son frère et Thibault. Bien entendu, cela n’échappe pas à la sagacité de Nico, qui entrevoit la lumière au bout du long couloir sombre qu’ont été les derniers mois. Mais Nico, galvanisé par une semaine de sexualité épanouie, va t-il se laissé déborder par son impatience d’avoir enfin ce qu’il veut?
badreddine
06/10/2017 15:20
Ou est Thibault il me manque fiat le entrer une autre foi dans cette histoire
Yann
04/10/2017 11:47
Cet épisode c’est du pur bonheur pour Nico, dans toute sa plénitude. Enfin presque car il aimerait bien pouvoir montrer son bonheur au grand jour. Quant à Jerem, avoir annoncé aux nanas qu’il avait un copain et aimait les mecs c’est peut être un essai pour s’assumer et voir quelles réactions que cela provoque.
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