JN01086 Le jour M
Jeudi 12 juillet 2001
Le lendemain, je me réveille tout excité. Nous y voilà, c’est le jour J. Enfin, plutôt le jour M. En attendant l’heure de nous rendre à l’Earls Court, nous optons pour un tour du coté de Little Venice. J’aurais également voulu visiter le British Museum, aller voir la Pierre de Rosette. Mais Elodie ne semble pas tellement chaude pour nous enfermer dans un musée. Elle a peut-être raison, il fait beau et il fait bon de marcher et de visiter au grand air.
Nous finissons par flâner sans but, à part celui de profiter sans stress des quelques heures restantes à notre disposition pour nous imprégner de la lumière, des couleurs, des géométries de cette ville. Et la flânerie s’accompagne d’une autre activité plaisante, celle qui consiste à mater les bogoss.
C’est génial d’accomplir ce genre d’exercice en compagnie de ma cousine. Parce que nous avons quasiment les mêmes goûts et sensibilités en matière de bogoss (à part les cheveux longs, qu’elle affectionne et que je considère au contraire comme complètement rédhibitoires sur un mec). Parce que nous kiffons les mêmes modèles de mecs, les mêmes regards, les mêmes attitudes, les mêmes tenues. Parce que le regard de l’un capte et attire l’attention de l’autre sur un détail qui aurait pu lui échapper, et vice-versa. Parce qu’en échangeant nos impressions nous nous surprenons à mettre des mots percutants sur nos ressentis et sur ceux de l’autre. Parce que nous nous entraînons l’un l’autre dans un délire qui pourrait durer à l’infini, tant c’est amusant. Parce que cette complicité avec Elodie est un véritable cadeau du ciel.
Oui, mater le bogoss est une activité bien plaisante. Du moins jusqu’à ce qu’un brun magnifique avec un t-shirt noir moulant à se damner, un short gris, une chaînette de mec et des lunettes de soleil ne me rappelle un autre brun, dans une autre ville. Et mes angoisses me happent à nouveau, plus intenses que jamais.
Je regarde mon portable, toujours muet. J’ai soudain très envie de lui envoyer un autre message. Mais à quoi bon ? S’il n’a pas répondu aux précédents, il ne répondra pas à un énième.
Et pourtant, je n’en peux plus de ne pas avoir de ses nouvelles. J’ai trop envie de savoir comment il va. Profitant du fait que ma cousine est partie nous chercher une glace, je me surprends à composer son numéro. C’est une folie, mais pourquoi pas ? Pourquoi ça ne pourrait pas lui faire plaisir ?
Mon cœur tape à tout rompre Mais les sonneries s’enchaînent et ça ne décroche pas. J’arrive sur le répondeur, j’entends sa voix de mec qui me fait vibrer. Je n’ai pas le cran de laisser un message. Je raccroche, je range dans ma poche ce téléphone qui me brûle les doigts.
Il est déjà 16 heures et nous n’avons plus le temps de traîner. Nous avons des places dans la fosse et debout. Et à cet emplacement, le premier arrivé est le mieux servi. Après avoir mangé nos glaces, nous repassons à l’hôtel pour nous préparer avant de filer manger un bout.
Arrivé devant l’Earls Court, j’assiste pour la première fois à ce spectacle grandiose de la foule géante qui attend patiemment, spectacle auquel je serai confronté à chaque fois que je me déplacerai pour aller retrouver ma star préférée aux quatre coins de l’Europe, et même au-delà.
En voyant tout ce monde venu pour elle, je reste bouche bée. Une véritable marée humaine se tient debout devant la salle, tout en attendant patiemment l’ouverture des portes. Et, encore plus hallucinant, des tentes posées aux abords de la salle témoignent du fait que certains fans sont sur place depuis la veille.
En nous baladant entre les stands de merchandising, nous rencontrons des Parisiens, des Dijonnais, des Bordelais, ainsi qu’un grand Suisse venu lui aussi avec sa cousine. Nous nous parlons de Madonna, nous nous racontons nos périples pour venir à Londres, nous buvons un verre tous ensemble.
Je suis entouré de fans pour qui aller à un concert de Madonna n’est pas seulement aller retrouver une immense faiseuse de tubes, mais aussi et surtout aller retrouver une sorte de copine pour laquelle ils ont une estime immense et une affection émouvante. Je suis comme sur un nuage. Car je partage leurs ressentis, leurs émotions, leur nostalgie. Pour nous, les fans, Madonna n’est pas seulement la plus grande des stars, mais une copine virtuelle qui nous a accompagnés à chaque moment important de notre vie.
Vers 18 heures, les portes de l’aréna s’ouvrent enfin. La masse de fans est filtrée lentement à travers les nombreuses portes.
Plus j’approche de l’entrée, plus je suis saisi par une peur irrationnelle que mon ticket ne soit pas valide, la peur de me faire refouler à l’entrée et de rater le spectacle.
Nous arrivons enfin devant un agent de sécurité et nous présentons nos tickets. Ooouuuffff, les deux sont validés. Dès que nous passons les grilles, je ressens la sensation de plonger comme dans une autre dimension, hors de l’espace et du temps, une dimension où je m’apprête à vivre une expérience hors du commun.
Après une autre petite attente, nous passons à la fouille. Les vigiles cherchent surtout des bouteilles dans les sacs. Je me fais palper par un mec bien foutu, brun, avec de grands biceps, avec une belle gueule de mâle, sexy à mort. Petite expérience bien sympathique.
La fouille passée, nous parcourons un couloir qui débouche dans l’enceinte de l’aréna. Et là, je sens mon ventre se mettre en mode machine à laver en essorage. Je suis ému et incrédule, comme abasourdi. J’en ai le souffle coupé, j’en perds mes mots. J’y suis, enfin !
Me voilà dans la toute dernière ligne droite. A partir de maintenant, rien ne pourra m’empêcher d’assister à ce putain de concert !
Mon premier concert de Madonna ! Une autre première fois de l’année de mes 18 ans. J’irai de nombreuses fois à la rencontre de Madonna à l’avenir, je ne raterai aucune de ses tournées, et parfois j’irai la voir plusieurs fois sur une même tournée, dans des villes et des pays différents. Et à chaque fois je ressentirai des frissons à l’approche de la date d’un concert, d’une salle, de l’ouverture du rideau, de son entrée en scène.
Ses tournées après 2001 seront toutes les unes plus spectaculaires et époustouflantes que les autres, et souvent plus abouties que le « Drowned World Tour » auquel je m’apprête à assister. Mais plus jamais, je ne ressentirai ce même frisson, le frisson inoubliable et impossible à reproduire, celui de ce concert en particulier, celui de mon tout premier concert. Le concert de mes 18 ans. Le premier et le dernier que je partagerai avec ma cousine Elodie.
Elodie qui à cet instant précis a l’air tout aussi heureuse et émue que je le suis.
Bien que n’étant pas arrivés parmi les tout premiers, nous parvenons quand même à nous rapprocher de la scène. C’est grâce au culot d’Elodie, capable de déplacer des montagnes avec pour seul argument cet « air-de-rien » dont elle seule a le secret. Oui, l’air-de-rien, nous entamons une lente dérive qui nous permet au final de nous faufiler gentiment entre les fans déjà installés et d’atteindre une bien meilleure position qu’à notre arrivée.
Une fois convenablement installés, il ne nous reste plus qu’à attendre l’arrivée de la Reine. Pas de première partie pour distraire le public, juste une pression qui monte de plus en plus à chaque minute qui passe.
Je trouve magique de voir la salle se remplir peu à peu. Et de constater que mon admiration pour Madonna est si largement partagée.
Les places dans les gradins semblent se cocher comme dans une tombola géante. J’imagine que dans les gradins on doit être mieux installés que dans la fosse. Mais je ne les jalouse pas. Car je me dis que c’est dans la fosse qu’est le cœur du spectacle, là où on a le plus de chances de la voir de près.
« T’as vu ce mec ? » me glisse discrètement ma cousine à l’oreille.
En suivant son regard, je vois un beau brun situé à notre gauche, à moins de deux mètres de nous. Tout déboussolé par ce que je m’apprête à vivre, je ne l’avais pas encore capté.
« Mate un peu l’animal ! » elle me taquine.
Et comment, que je le mate. La trentaine, musclé, le regard ténébreux et très, très, très viril. Il est habillé d’un t-shirt bordeaux plutôt bien ajusté à son torse solide et dont l’échancrure du col en V dévoile une pilosité plutôt appétissante. Très mec, le type.
Soudain, une impression insistante s’impose à moi. Je me dis que ce mec me fait penser à un certain Jérém, mais un plus tard dans la vie. Jérém-dans-10-ans, disons. Jérém, le jour où sa virilité sera apaisée et, de ce fait, encore plus aveuglante. Le jour où il aura arrêté de jouer au petit con qui a besoin d’user de son pouvoir de séduction à tout bout de rue. Le jour où il aura arrêté de se raser le torse.
Car, il faut bien l’admettre, si un torse rasé est grave sexy sur un physique de petit con, un torse un peu poilu est carrément craquant chez un homme.
« Mais il est carrément canon ! je lui confirme.
— Calme-toi, mon cousin, ce mec n’est pas pour toi ! »
Elodie vient tout juste de me lancer cela sur un ton railleur, lorsqu’un évènement inattendu se produit. Un autre mec, un peu plus petit que le premier et plutôt typé reubeu, s’approche du « bel animal » et vient se positionner juste devant lui. Et là, t-shirt bordeaux fait glisser ses bras autour de sa taille et le serre contre lui. Je peux me tromper, mais ces deux-là, ils ont l’air d’être plus que des potes. Une impression qui devient certitude lorsque, un instant plus tard, le petit gabarit se retourne vers le « bel animal » pour l’embrasser longuement sur la bouche.
Elodie se tourne vers moi, le regard dépité, feignant d’être au bord des larmes, visiblement à court de mots.
« Ma pauvre cousine, ma pauvre cousine, je me moque en grossissant le trait pour la faire rigoler, si tu veux croiser des hétéros, il ne faut pas venir à un concert de Madonna !
— Je suis dég, elle se plaint de façon théâtrale, vraiment dég. Mais quel gâchis. Vous allez donc tous nous les prendre ! »
Je suis pété de rire. Comme quoi, ma cousine se plante elle aussi, parfois. Et, comme je ne tarderai pas à le découvrir en rentrant à Toulouse, il n’y avait pas qu’à ce sujet que ma cousine se plantait, à cette époque.
Nous attendons le début du concert avec une fébrilité grandissante. Nous frémissons d’impatience. Ce n’est qu’une question de minutes avant de la voir apparaître, de l’entendre chanter et de la voir danser devant nous tous.
Mais est-ce que je réalise vraiment qu’elle va être là ?
L’attente n’est pas pénible, au contraire elle permet de savourer ce temps qui précède le moment où elle sera enfin là. Et, au fond, peu importe l’attente lorsqu’en se retournant vers son passé, on peut faire défiler les 10 dernières années au rythme de ses chansons. Dans ma tête, chacun de ses tubes rime avec un jour, une heure, un instant, un visage, une image, une sensation, une impression heureuse ou pas, une émotion gravée dans ma mémoire et prête à ressurgir, inattendue, foudroyante, telle Madeleine proustienne, à chaque nouvelle écoute.
Elle a déjà presque une heure de retard : la faute aux retardataires qui cherchent encore leur place sur les gradins ?
La salle commence à l’appeler en improvisant une « holà » qui part d’un bout de la salle, avec des milliers de bras qui se lèvent en même temps, et se propage dans tout le public.
Enfin l’obscurité tombe dans la salle. Il n’y a plus que la scène et ses avancées qui brillent sous les faisceaux lumineux. Une ovation géante et vibrante fait littéralement trembler la salle. Et lorsque la musique démarre, l’ovation monte si haut qu’on n’entend plus qu’elle, que cette excitation, que cette délivrance, que cet amour !
Les jeux de lumières s’enchaînent, une épaisse fumée envahit la scène. Le volume de la musique est plus fort que dans une boîte de nuit, les basses font vibrer le sol et mes pieds, j’en ai la chair de poule. La salle tout entière est en délire. J’ai envie de crier, et je crie, j’ai envie de chanter à tue-tête et je chante à tue-tête, j’ai envie de danser et je danse. Comme tant d’autres dans la salle. La pression monte, le public est en fibrillation.
Et là, au milieu des lumières et de la fumée, SA Majesté elle-même apparaît et avance lentement vers le public. Elle avance en chantant les premiers couplets de « Drowned World », avec sa petite voix qui paraît si fragile à côté de la puissance des arrangements et de l’émotion du public.
Madonna est là, à quelques mètres de moi. Je suis tellement heureux, et excité. Pendant quelques secondes, je suis comme en transe.
Une partie de moi n’arrive toujours pas à se faire à l’idée que la méga Star mondiale, cette nana qui a vécu l’équivalent de dizaines de vies en une seule, qui a connu le succès que l’on sait, une carrière qui dure depuis 20 ans, celle qui a plusieurs fois fait le tour de la planète soit bel et bien là ! Elle est là, avec à peine deux heures de retard, mais pas plus qu’à quelques mètres de moi !
Oui, j’ai du mal à me convaincre que ce soir elle n’est pas sur un plateau télé ou dans un stade lointain, à des milliers de kilomètres et à des mondes entiers loin de moi. Qu’elle n’est plus dans un disque, une cassette, un CD, une cassette vidéo, un DVD, une photo de magazine, un site Internet, un disque dur d’ordinateur. Non, cette fois-ci elle est bel et bien là, là où je peux la voir de mes propres yeux et l’entendre de mes propres oreilles !
Les cris et les acclamations des 17.000 spectateurs de l’Earls Court ne faiblissent pas. Je suis tellement bien !
Le son de sa voix me parvient balancé par une armée délirante des décibels et je me sens comme enveloppé. Cette voix qui a un jour parlé à l’ado mal dans sa peau que j’ai été, cette voix qui m’a chanté un jour « Express Yourself, don’t repress yourself ». Cette voix est depuis toujours, la seule à posséder le pouvoir de me réconforter.
Les chansons s’enchaînent sans répit, et c’est ma vie que je sens défiler dans ma tête.
« Drowned World / Substitute for Love »
Superbe ballade, comme une caresse, accompagnant les moments de mélancolie de l’été de mes 15 ans.
« Impressive Instant »
Je ne suis pas encore rassasié de la chanson d’ouverture, j’en redemande encore, alors que déjà les beats d’ « Impressive instant » résonnent dans la salle. Cette chanson est mon coup de cœur de l’album Music, écouté en boucle pendant l’été 2000, en comptant les jours avant la rentrée des classes, les jours qui me séparaient du moment où je reverrai Jérém. Il me manquait tellement !
« You’re the one that I’ve been waiting for/Tu es celui que j’attendais
I’m in a trance/Je suis en transe
And the world is spinning/Et le monde tourne
I’m in a trance/Je suis en transe »
Souvenir d’un Impressive Instant, d’un moment si marquant, à la fin d’un cours de sport, peu après la rentrée de terminale.
Le jour où pour la première fois je l’ai vu nu, sous la douche après le cours de sport.
Oui, Impressive instant. I’m in a trance…
Pour m’achever, le beau gosse m’avait envoyé un petit clin d’œil diabolique, accompagné d’un petit sourire narquois, malicieux, une attitude dans laquelle j’ai l’impression de comprendre un truc du genre :
« Je sais que tu me kiffes, espèce de petit pédé. Mais tu peux baver tant que tu veux, mais ma queue tu ne l’auras jamais. »
« Candy Perfume Girl »
« Young velvet porcelain boy/Jeune garçon de porcelaine et de velours
Devour me when you’re with me/Dévore-moi quand tu es avec moi
You’re a candy perfume boy/Tu es un bonbon parfum fille
A candy perfume boy/Un bonbon parfum fille »
Une chanson de l’album Ray of light, elle aussi liée aux tout premiers jours du lycée.
Souvenir de la première fois où je me suis retrouvé dans les vestiaires du lycée avec mes nouveaux camarades, la première fois où je me suis retrouvé dans les vestiaires avec Jérém.
La première fois où je l’ai vu torse nu, avec sa chaînette de mec qui descend entre ses pecs, et ce petit grain de beauté sexy au creux de son cou. La première fois où le désir a chauffé mes tripes à blanc.
La première fois où je l’ai maté pendant qu’il déconnait avec les autres, oubliant qu’il était à moitié à poil, la bosse de son boxer orange et blanc bien saillante, bien en vue.
La première fois où j’ai senti un intense frisson en regardant sa main caresser nonchalamment ses abdos, comme pour en souligner la perfection.
La première fois où j’ai été troublé par son aisance absolue vis-à-vis de la demi-nudité de son corps, habitué comme il devait l’être depuis longtemps à la promiscuité des vestiaires de rugby.
La première fois où j’ai ressenti si violemment l’envie de lui sauter dessus.
Car Jérém est mon « Candy perfume boy ».
Je me souviens de nos regards qui se croisent à un moment. Et de son regard qui soutient le mien, jusqu’à ce que je cède, honteux, comme toujours.
« Beautiful Stranger »
« Haven’t we met/Ne s’est-on pas déja rencontrés
You’re some kind of beautiful stranger/Tu es une sorte de bel inconnu
I looked into your eyes/J’ai regardé dans tes yeux
And my world came tumbling down/Et mon monde s’est effondré
To know you is to love you/Te connaître c’est t’aimer »
Mai 1999, « Beautiful Stranger ». Cette chanson tombe pile au moment même où, à la faveur d’une une conversation captée par hasard, j’ai réalisé quelque chose dont je n’avais pas conscience jusque-là. A savoir, ses origines italiennes, par son père… Mr Tommasi. Dès lors, Jérém est mon bel « étranger ».
Le printemps avance, juin se ramène, la fin des cours approche, et ma tristesse avec. Je ne le verrai pas pendant deux mois. « Beautiful stranger », ambiance sonore de mon été sans Jérém.
« Ray of light »
Un pur délice. L’autre bande son du premier regard échangé avec Jérém dans la cour du lycée le jour de la rentrée.
Tant d’années plus tard, alors que depuis longtemps déjà ma vie et celle de Jérém se seront éloignées, et que mon admiration pour Madonna constituera l’une des rares repères immuables dans ma vie, ce titre sera ma bande son, presque une mise en abyme, lorsque je débarquerai à New York pour le Rebel Heart Tour.
« Paradise not for me »
A la faveur d’une dérive involontaire de ma position au cours du concert, je finis par me retrouver tout près du « bel animal » et de son petit reubeu, toujours calé dans ses bras.
Plus je le regarde, plus je trouve ce mec indiciblement beau et sexy, très mec mais aussi très câlin. Un pur bonheur, quoi. Qu’est qu’on doit être bien dans ses bras ! Jamais personne ne m’a encore enlacé de cette façon. J’ai eu de la tendresse de la part de Stéphane, mais pas en public.
Oui, le « bel animal » est à la fois « très mec », « du Bon Côté de la Force », et assumé au point de s’afficher en public avec son copain.
Certes, le public d’un concert de Madonna est plutôt un public « gay friendly ». Mais qu’est-ce que c’est beau de voir deux gars enlacés !
Un geste dans lequel il y a moins, il me semble, l’intention de se « montrer » ou de « provoquer » que celle de vivre librement, naturellement, ce truc si beau qu’il y a entre eux. Ils ont l’air vraiment amoureux.
Leur tendresse n’est ni surjouée, ni ostentatoire. Elle est juste frappante, touchante et puissante, tout à la fois. Car ce geste exprime à lui tout seul l’idée que l’amour entre garçon est tout aussi légitime et beau que celui entre un garçon et une fille. Et qu’il n’y a pas de raison de se cacher car on a tous le droit d’exister et d’aimer.
En regardant ces deux mecs amoureux, je me demande qui ils sont, comment ils s’appellent, quels sont leurs rêves respectifs, et leurs rêves communs. Je me demande comment ils se sont connus. Je me demande quand, où, et par quel hasard de la vie ils ont échangé le premier regard. Je me demande quels ont été les premiers mots qu’ils ont échangés. Ce qu’ils ont éprouvé la première fois que leurs désirs se sont rencontrés, reconnus. J’essaie de m’imaginer ces instants et ça me donne mille et mille frissons.
Est-ce qu’un jour je pourrais vivre ça avec mon Jérém ? Me retrouver dans ses bras, ainsi, en public. Ou au moins, me retrouver dans ses bras, en privé, mais pas forcément dans le noir, pas forcément après une soirée de dingue, mais juste parce qu’il se sent bien avec moi.
Peut-être pas, peut-être jamais. Your Paradise, Jérém, is not for me.
« Frozen »
« You only see what your eyes want to see/Tu vois seulement ce que tes yeux veulent bien voir
How can life be what you want it to be/Comment la vie peut-elle être ce que tu désires ?
Love is bird, she needs to fly/L’amour est un oiseau, il a besoin de voler
Let all the hurt inside of you die/Laisse mourrir tout ce mal qui est en toi »
Madonna sur scène en kimono noir les bras ouverts prolongés par des manches interminables. Sublime moment, c’est intense. Sa voix me pénètre jusqu’au plus profond de moi. La chanson est d’une beauté saisissante.
Toute ma dernière éprouvante année de collège est dans cette chanson. Souvenirs lointains, pas agréables à retrouver, souvenirs d’une époque où je ne connaissais pas encore l’existence de Jérémie T.
« Nobody’s perfect », « Mer Girl », « Sky Fits Heaven ».
« What It Feels Like For A Girl »
La bande son de l’un des moments les plus importants de ma vie, si ce n’est le plus important. L’instant où tout a commencé. Le jour où j’ai traversé la moitié de la ville pour aller rejoindre Jérém dans l’appart de la rue de la Colombette. Et à l’instant où le courage a semblé me faire défaut, sortant des enceintes musclées de l’une des voitures arrêtées à un feu rouge du Grand Rond, « What It Feels Like For A Girl » m’a poussé à aller vers la première révision de ma vie sentimentale, vers ma vie d’adulte.
« I Deserve It »
« This guy was meant for me/Cet homme était fait pour moi
And I was meant for him/Et j’étais fait pour lui
This guy was dreamt for me/C’était l’homme rêvé pour moi
And I was dreamt for him/Et moi je l’étais pour lui »
« Don’t Tell Me »
Il fait encore très chaud en ce mois de septembre 2000. Enfin la rentrée, enfin je retrouve Jérém au lycée. Qu’est-ce qu’il m’a manqué pendant l’été ! Je le retrouve plus beau encore que lorsque je l’ai quitté deux mois plus tôt, plus sexy que jamais, sexy à se damner. Il porte un débardeur blanc à larges bretelles, histoire de bien mettre en valeur son bronzage de ouf, ainsi que sa masse musculaire qui, à la faveur de la muscu et du rugby, a encore gagné du volume pendant l’été.
Un débardeur qui laisse tout le loisir de bien exhiber un putain de brassard au motif tribal tatoué juste en dessous de son biceps gauche.
Il a dû faire ça pendant l’été, peut-être en vacances, peut-être avec ses potes.
Son brushing aussi a un peu changé. Ses cheveux bruns sont un peu plus longs qu’en juin, et fixés vers l’avant, joli brushing insolent de bogoss.
Son déo de mec m’assomme lorsque nous échangeons un « salut », vite fait.
Je tends l’oreille et je l’entends parler de ses vacances à Gruissan avec les autres camarades. Est-ce que c’est là qu’il s’est fait tatouer ? Frustration déchirante de ne pas faire partie de sa vie, de ses potes, de ses vacances.
J’ai envie de pleurer tellement ce gars m’attire, tellement j’ai envie de lui, tellement cette beauté masculine est à la fois si proche et si hors de ma portée.
Je suis obligé de m’enfermer dans les chiottes du lycée pour me branler, pour me calmer, pour éviter de devenir fou dès le premier jour de la rentrée. Ce mec va me rendre dingue, je le sais. Je me dis que si seulement j’arrive à tenir jusqu’au bac, je vais être à point pour l’internement.
Jérém est de plus en plus populaire au lycée. Ses exploits au rugby, nombreux et suivis, suscitent l’admiration. Tout comme ses exploits, nombreux et fugaces, avec les nanas. Les rumeurs lui prêtent de nombreuses conquêtes, ainsi qu’une réputation de « bon coup au pieu ».
« Don’t tell me » est la bande son de ce trimestre encore plus dur que les précédents. Voir Jérém torse nu dans les vestiaires au cours de sport est une véritable torture, et encore plus depuis qu’il arbore ce tatouage qui rajoute du bandant au sexy.
Plus le temps passe, plus Jérém se fait mec Le bobrun prend de l’assurance, il le sait qu’il est beau gosse, qu’il plaît, qu’il a un succès fou. Alors il cultive tout ça. Il soigne son brushing, il s’occupe de sa jeune barbe, il rase les poils de son torse, il se sape de plus en plus sexy. Il se la pète un peu. Et il est de plus en plus craquant à mes yeux. J’ai envie de lui, j’ai grave envie de lui.
Le désir est tellement dur à vivre au quotidien que parfois je voudrais que ça cesse. Je voudrais ne plus être si furieusement attiré par lui.
Mais je n’y peux rien.
« Tell the rain not to drop/Dis à la pluie de ne pas tomber
Tell the wind not to blow/Dis au vent de ne pas souffler
Tell the sun not to shine/Dis au soleil de ne pas briller
But please don’t tell me to stop/Mais s’il te plaît ne me demande pas de m’arrêter »
« Human Nature »
« Express yourself, don’t repress yourself/Exprime toi, ne te réprime pas
And I’m not sorry/Et je ne suis pas désolé
It’s human nature /C’est la nature humaine
I don’t have to justify anything/ Je n’ai rien à justifier
I’m just like you/ J’aime juste ça
Why should I be/Pourquoi devrais-je être
Deal with it/Jugé après ça »
Ne me demandez pas d’arrêter d’avoir envie de lui. Parce que c’est la nature humaine.
« Secret »
« Things haven’t been the same/Les Choses ne sont plus les mêmes
Since you came into my life/Depuis que tu es arrivé dans ma vie
You found a way to touch my soul/Tu as trouvé un chemin pour toucher mon âme
And I’m never, ever, ever gonna let it go/Et jamais, jamais, jamais je ne laisserai ça partir »
Qu’ajouter à tout ça ?
Suivent la délicieuse reprise de « Don’t Cry For Me Argentina », l’entraînant « Lo Que Lo Siente La Mujer », l’immense « La Isla Bonita », grand classique madonnesque, l’une des seules chansons à l’affiche du concert attestant qu’il y avait une Madonna avant les années ‘90.
Et lorsque le monumental « Holiday » déferle dans la salle, tout le public est debout en train de chanter et de danser, y compris les gradins.
Car ce titre est le début de l’aventure Madonna, c’est de là que tout a commencé. « Holiday » ce n’est pas, ce n’est plus simplement une chanson. C’est un hymne qui relie tous les fans de Madonna dans l’espace et dans le temps.
« Hey Mr. D.J/Put a record on/I wanna dance with my baby »
Le sublimissime, grandiose, imposant « MUSIC » repris au synthétiseur. Dès les premières notes, le public, et moi avec, part en surtension. Je vis un moment de douce mais puissante folie.
Ce titre me replonge dans l’été 2000, un été morose, privé de la présence quotidienne de Jérém. L’été de mes 17 ans se résume à un mélange de solitude, d’ennui, et d’envie de revoir le gars que j’aime.
Mon activité principale de cet été-là, compter les jours avant la rentrée, encore et encore. Tout en me demandant si je serai toujours comme ça, toujours pédé. Tout en essayant d’imaginer ce que pourrait être ma vie demain. Est-ce qu’un jour je rencontrerai un garçon comme moi et qui voudra m’aimer ? Comment vais-je annoncer ça à ma famille ? L’été de mes 17 ans est rythmé par la solitude, la peur, la honte, l’inquiétude.
Puis, par une très chaude journée du mois d’août, une chanson fait l’effet d’une bombe sur les ondes radio.
« Hey Mr. D.J/Put a record on/I wanna dance with my baby »
La chanson et l’album MUSIC, deuxième bombe discographique absolue dans la carrière de Madonna, deux ans après Ray of light.
« Music makes the people come together/La musique rapproche les gens »
Souvenir d’un soir d’hiver quelques mois plus tard, lors d’une fête d’anniversaire chez Thomas, un camarade de lycée. « Music » résonne dans la chaîne hi-fi. Et Jérém, une énième bière à la main, la cigarette dans l’autre, qui vient me parler, l’une des rares fois en trois ans.
Ce soir-là, il a voulu savoir qui je matais. Car il a vu que je matais Thomas. Il m’a demandé, en bafouillant :
« Entre moi et Thomas… si tu étais une meuf… je veux dire… tu sucerais qui ? ».
Et il m’avait achevé en me demandant à brûle pourpoint :
« T’as déjà vu une queue ? ».
Des perches que je n’avais pas su saisir, tétanisé par la peur, et par le manque de confiance en moi.
Les dernières notes de « Music » résonnent dans l’Earls Court. Une heure et quarante-cinq minutes se sont écoulées à la vitesse de l’éclair. Et c’est déjà fini !
Madonna nous souhaite « Good night », puis disparaît. Une musique de circonstance prend le relais, les lumières de la salle se rallument. Je n’arrive pas encore à réaliser que la magie est déjà partie.
Derrière moi, un type n’arrête pas de crier « Madonna ! ! ! Madonna ! ! ! Madonna ! ! ! » à tue-tête, comme s’il était persuadé que ça la ferait revenir. Mais elle ne reviendra pas, pas ce soir en tout cas.
Une rivière humaine tranquille sort d’Earls Court et se déverse dans la nuit tiède. Je regarde la foule se disperser dans les rues de Londres, chaque spectateur revenir vers sa vie. Je me dis que, tout comme moi, chacun d’entre eux a pu assister à un double concert.
Celui à l’affiche, bien sûr, celui mené par une Madonna en très belle forme. Mais également à son propre concert, en connexion directe avec ses souvenirs, sa vie, son destin. Un délicieux voyage dans l’espace et dans le temps porté par le « tapis magique » de ses chansons. Je quitte les lieux en emportant avec moi le souvenir d’une soirée exceptionnelle.
Merci Madonna d’être là, et de tisser avec tes chansons, le fil conducteur de ma vie, et de tant d’autres vies. Avant de rentrer à l’hôtel, Elodie et moi avons besoin d’aller boire un coup pour nous remettre de tant d’émotions. Autour de nos mojitos, ma cousine et moi nous nous livrons à un débrief très passionné de toutes ces émotions de dingue ressenties 2 heures durant.
Laisser un commentaire