JN01087 Comme après une cuite heureuse
Vendredi 13 juillet 2001
Le réveil est à six heures. C’est un réveil trop matinal. Et c’est un réveil bercé par un sentiment d’incrédulité vis-à-vis de cette soirée, de ce concert, du fait d’avoir vu Madonna danser et chanter à quelques mètres de moi, de l’avoir vue danser et chanter un peu pour moi aussi. Un moment marquant dont le souvenir me happe dès que je quitte le sommeil.
Un réveil enchanté, mais un réveil à six heures quand même. Dur dur quand on n’a pas dormi plus de deux heures (oui, le débriefing du concert avec Elodie a duré un peu). Alors, pour essayer de me remettre d’aplomb, je prends une douche revigorante, un full breakfast avec ventrèche, saucisse grillée et œuf sur le plat.
Une demi-heure plus tard, nous voilà dans le métro. Suivra le « Poudlard Express » qui nous attend sur le quai 9 et ¾ pour nous amener à l’aéroport de Stansted.
« Et si nous prenions un Portoloin ? se marre Elodie.
— De quoi ? »
Dans le grand hall des embarquements, mon capteur de bogoss balaie l’horizon devant moi, sans résultat significatif. Je suis à la fois frustré et soulagé. C’est le paradoxe de la bogossitude. Sa présence me happe, catalyse toute mon attention et mon esprit enivrés. Alors que son absence catalyse toute mon attention et mon esprit déçus.
Non, aujourd’hui, rien ne retient mon attention. Au point que j’envisage sérieusement de reprendre le roman laissé en plan trois jours plus tôt.
Et là, tout à coup le temps s’arrête. Les écouteurs sur les oreilles, un ange arrive et se pose à ma gauche, trois sièges plus loin. C’est un ange tombé du ciel, ou un petit Dieu vivant. J’ignore son prénom, mais dans ma tête, je lui en ai donné un : Thibault.
Car le Dieu vivant doit avoir lui aussi 20 ou 21 ans maxi. Et il a le même gabarit – taille moyenne, épaules carrées, même regard viril mais rassurant, charmant, touchant. Ce « Thibault » est habillé d’un t-shirt marron moulant des pecs dessinés et des tétons qui pointent légèrement sous le coton.
La ressemblance est frappante. A un détail près : ce « Thibault » a les yeux d’un bleu profond, magnétique.
« Thibault » semble balayer l’espace au-delà de la baie vitrée donnant sur les pistes. Son regard est doux, voire un peu triste. A quoi pense-t-il, à qui pense-t-il ?
J’ignore tout de lui, à part sa destination, Berlin, affichée à la porte d’embarquement qui vient d’ouvrir. Une longue file d’attente se crée rapidement. Je le regarde jusqu’à ce qu’il disparaisse dans la passerelle de l’avion, incapable de le quitter des yeux, comme pour « m’emplir » de sa présence, de sa beauté.
« L’autre jour j’ai appris que Thibault est pompier volontaire, je balance à ma cousine.
— Ce mec a l’air d’un type formidable, elle considère en levant le nez de son bouquin.
— Je confirme, c’est un type formidable. Jérém a de la chance d’avoir un pote comme lui.
— C’est vrai, fait-elle, avec un air songeur. Il y a un truc qui m’a frappé quand nous l’avons croisé dans la rue d’Alsace-Lorraine.
— Quel truc ?
— La façon dont il t’a cuisiné au sujet de cette fameuse soirée où ton mec s’est battu.
Mon mec. Ça me plaît comme idée. Si seulement…
— Oui, et alors ?
— J’aurais presque dit qu’il était comme jaloux de toi. »
Soudain, je repense à cette soirée. Je me souviens que Thibault nous avait suivis sur le parking de la boîte de nuit pour récupérer son portefeuille dans la voiture de son pote. Je me souviens de son regard fixe pendant que nous quittions le parking, un regard qui avait quelque chose de triste et de touchant.
« Tu penses que Thibault pourrait kiffer Jérém ?
— Je ne pense pas forcément à ça…
— Quoi d’autre ?
— Ça doit être dur pour lui d’être tenu à l’écart de cet aspect de la vie de son pote.
— Je n’avais pas pensé à ça.
— Jérémy et Thibault, c’est un lot… »
J’adore l’image « Jérém et Thibault, c’est un lot ». Ma cousine a vraiment le sens de la formule.
« Ou du moins ça l’était, avant que tu ne viennes te taper l’incruste dans leurs vies ! elle plaisante.
— Tu crois que j’ai fait du tort à leur amitié ?
— Je n’ai pas dit ça. Ce que je veux dire c’est que Thibault sait qu’en partageant la couette de son pote, tu risques de devenir la personne la plus proche de lui. Et c’est ça à mon sens qui perturbe.
— C’est bien possible ça, je fais soudainement éclairé sur un aspect de la sensibilité du beau mécano auquel je n’avais pas pensé.
— Après des années d’amitié, elle continue, un jour il réalise que son pote n’est pas prêt à lui faire confiance sur un truc si important. C’est violent. Jérémie a peut-être peur d’être rejeté s’il se livrait à Thibault.
— Mais Thibault ne le rejetterait jamais !
— Tu le sais, et je le sais. Jérémie aussi le sait, mais il a trop peur. Il a sans doute peur de « décevoir » son pote Thibault.
— Alors que Thibault est un véritable ami qui ne le jugera pas, je commente.
— Tu as de la chance, mon cousin. Thibault peut t’apporter beaucoup pour mieux connaître Jérémie. Si tu la joues fine, tu arriveras à atteindre le cœur du beau brun, tout en trouvant un grand pote en Thibault. D’autre part, tu peux faire beaucoup pour lui aussi.
— Comme quoi ? je m’étonne.
— Comme le rassurer. Je suis sûre qu’il doit être malheureux de cette distance qui est en train de se créer entre Jérémie et lui.
— Tu es en train de me dire que j’ai foutu le bordel dans leurs vies ?
— N’importe quoi, Nico ! Tu es celui qui l’a forcé à regarder en face son attirance pour les garçons. Tu es peut-être en train de l’empêcher de passer à côté de sa vie. Tu es peut-être en train de lui éviter de se réveiller un matin dans 5, 10, 20 ans, avec une femme, des gosses, prisonnier d’une vie d’hétéro qui l’étouffe, avec une seule envie, celle d’aller se taper le premier mec dans un sauna. Tu lui as montré que l’amour entre garçons peut être beau, et qu’on n’a pas à en avoir honte. Tu n’as pas à regretter de l’avoir abordé. De toute façon si tu ne l’avais pas fait, tu l’aurais regretté toute ta vie. »
Je me tais, interloqué. Vu sous cet angle, ça donne envie d’y croire. J’adore ma cousine.
« Laisse-le avancer, à son rythme, doucement mais assurément vers toi, elle continue, ne le saoule pas. Je suis sûre que ça avance quand même dans sa petite tête.
— Quand je pense qu’il n’y a encore pas si longtemps tu me disais de l’oublier…
— Et c’était aussi un excellent conseil. Sauf qu’il est hors de ta portée ! »
Dans l’avion qui nous ramène vers la Ville Rose, alors que je m’emploie à faire durer le plus longtemps possible la magie de Londres, je me sens peu à peu happé par à mes inquiétudes toulousaines. Comment va mon Jérém ? Pourquoi n’a-t-il toujours pas répondu à mes messages ? Est-ce que je vais le revoir un jour ?
La Manche arrive, avec ses petits bateaux et leurs traînées dans l’eau. Toulouse approche, l’atterrissage n’est plus qu’une question de minutes.
La petite conversation avec Elodie m’a un peu chamboulé. Car elle a fait naître en moi un doute dont je n’arrive plus à me débarrasser. Elle m’a mis dans un beau pétrin. Car lorsque le doute s’installe, le chasser n’est pas chose aisée.
Est-ce que Thibault éprouve des sentiments pour Jérém ? Si vraiment c’était le cas, pourquoi il chercherait à être pote avec moi, le mec qui couche avec le gars qu’il convoite lui aussi ?
Sur Londres le ciel était gris. Mais à Toulouse c’est un soleil rayonnant qui nous attend. Lorsque nous atterrissons à Blagnac, il est 13 heures. Une heure plus tard, je suis à la maison.
« C’était comment ? » m’interroge maman, impatiente de tout savoir.
Et là, je ne sais pas ce qui se déclenche en moi. C’est peut-être la fatigue, ou bien le fait de réaliser pleinement que je suis revenu à la maison. On encore le fait de réaliser pleinement que la « rencontre » avec Madonna, que ce moment magique est déjà derrière moi et qu’un autre semblable ne reviendra pas de sitôt. C’est peut-être à cause des tensions accumulées au sujet de Jérém, de ses silences, de ma peur de le perdre, des tensions qui me rattrapent sans délai alors que je reviens tout juste dans mon quotidien et qu’une partie de moi n’est pas encore prête à descendre du petit nuage où mon esprit s’était confortablement installé depuis quelques jours. Tout cela remonte en moi avec une violence inouïe.
Et ce trop plein d’émotions qui s’entrechoquent en moi fait monter les larmes à mes yeux, sans que je les aie senties venir, sans que je puisse les retenir.
« Ça va aller, mon chou. Quand on est monté sur un si haut nuage, il faut toujours un temps pour revenir sur terre » me souffle maman, en serrant ma main et en glissant un grand sourire.
Le déjeuner est le temps d’un récit aussi décousu que passionné, un récit que maman écoute avec curiosité et en posant pas mal de questions. Puis, vient le temps de la sieste, pas vraiment méritée, mais nécessaire.
Je m’endors avec une question à laquelle je n’ai toujours pas de réponse.
Comment retrouver mon Jérém après cette semaine de distance, après Martin, après Romain, après cette nuit que nous avons passé ensemble, après son départ au petit matin en évitant soigneusement de me réveiller, après son accident à la demi-finale, après mes SMS restés sans réponse, après son silence radio depuis une semaine ?
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