JN01081 Un silence assourdissant
Lundi 9 juillet 2001
Le lendemain, je me réveille à 9 heures pétantes, en ayant dormi comme un bébé. Oui, c’est beau le statut d’étudiant en vacances : je me lève à pas d’heure, je me douche, je m’habille, je vais courir sur le Canal. Midi arrive, je rentre, je mets les pieds sous la table, je mange.
L’après-midi, je révise un peu le code en vue des cours de conduite. Je repense à Martin et je me dis qu’après l’avoir planté samedi soir, ça va être sympa de le revoir pour la conduite !
Le seul truc qui me tracasse est le silence de Jérém. Je voudrais le revoir avant ce soir, car demain je m’envole pour Londres avec Elodie jusqu’à la fin de la semaine. Mais je sais que ça va être court. Je voudrais au moins avoir de ses nouvelles. Pourquoi ne répond-il pas à mes messages ?
Je sais bien que Jérém est comme ça, qu’il peut très bien ignorer mes messages après m’avoir fait des câlins et m’avoir fait l’amour. Mais au fur et à mesure que les heures passent, je ne peux m’empêcher de ressentir une certaine déception s’emparer de moi.
Un message arrive vers 16 heures. Je me précipite pour le lire, mais ce n’est pas le message que j’attends. C’est un SMS de ma cousine me disant que le lendemain j’ai rendez-vous à Londres avec une blondasse. Ah, ah, très drôle…
Jérém, et surtout son silence, occupent toutes mes pensées. Je pourrais le relancer, mais j’y renonce. Je ne veux surtout pas qu’il se sente harcelé. Je tente de me rassurer en me disant que cette nuit il a encore dû faire la nouba jusque tard avec ses potes et qu’aujourd’hui il doit bosser à la brasserie. J’essaie de me dire que ces raisons expliquent certainement pourquoi il n’a pas encore répondu à mes messages. Même s’il ne faut pas plus que quelques secondes pour écrire un court SMS…
En fin d’après-midi, j’essaie de lire. Mais je n’arrive pas à me concentrer. Car mon esprit est monopolisé par une question qui tourne en boucle dans ma tête : que signifie donc le départ de Jérém avant mon réveil ?
Une interrogation d’où découle, bien évidemment, un riche corollaire de questions accessoires.
Est-ce qu’il s’est réveillé avec la gueule de bois en se disant : « Tiens il est encore là, lui ? Mais pourquoi donc lui ai-je demandé de rester ? Qu’est-ce que je vais en faire, maintenant ? Et si je me tirais avant qu’il se réveille ? »
Je donnerais cher pour connaître l’état d’esprit de mon Jérém après cette folle nuit. Et je donnerais cher aussi pour savoir ce qu’il cherchait lorsqu’il a décidé de me traîner au On Off. Est-ce qu’il cherchait à se venger de la jalousie que j’avais provoquée en ayant envisagé de partir avec Martin ? A me faire payer mon insolence, mon franc parler durant la dernière partie de notre retour en voiture ? Ou bien à tester son charme dans une boîte à mecs, perspective que son état d’alcoolémie, sa colère et son égo blessé venaient enfin de rendre accessible, sur un coup de tête ?
Est-ce qu’il cherchait vraiment à lever un gars ? Et pourquoi cela ? Juste pour tirer son coup ? Pour s’ouvrir d’autres horizons ? Pour me rendre jaloux ? Pour montrer qu’il fait ce qu’il veut et qu’il n’a pas de comptes à me rendre ? Pour se venger de l’« accident Martin » ?
Est-ce qu’il s’y serait rendu tout seul, si jamais j’avais refusé de le suivre ? Qu’a-t-il ressenti en apercevant le beau Romain devant le On Off, et l’intérêt que ce beau gars lui portait ?
Quant à Romain, je me demande quelles étaient réellement ses intentions vis-à-vis de mon beau brun, après l’avoir capté à l’entrée du On Off, dès notre arrivée.
Est-ce qu’il a tout de suite flashé sur lui ? Est-ce qu’il a eu illico envie de (sou)mettre dans son lit « l’autre » plus bomec, l’autre « mâle alpha » de la boîte ? Est-ce qu’il s’est dit que ce gars inconnu, terriblement sexy, ferait bonne figure dans son tableau de « chasse », garni à grands renforts de coups de bite ?
Ou bien, est-ce qu’il s’est dit qu’avec ce mec « aussi mâle que lui » il se sentirait à l’aise pour se laisser aller à des fantasmes jusque-là refoulés ?
Peut-être que lorsque les deux étalons se sont captés devant le On Off, ils ont flairé l’un dans l’autre le challenge de lever et se taper un gars tout aussi canon qu’eux. Pour voir qui a la plus grosse, la plus raide, pour voir celui qui capitulera en premier devant la virilité de l’autre.
Je ne peux m’empêcher de me dire que ma présence a sans doute dévié la trajectoire des évènements, telle qu’elle aurait été si les deux beaux bruns avaient été seuls.
Par deux beaux bruns, une ligne droite qui amène au plaisir passe toujours. Mais lorsqu’on ajoute un troisième gars, la géométrie sensuelle s’en trouve bien plus complexifiée.
Après avoir commencé de me draguer à la sortie du On Off, lorsque Romain a vu Jérém se pointer et qu’il a décidé de proposer ce plan, je pense qu’il se serait bien passé de ma présence. S’il nous a branchés tous les deux, c’est parce qu’il avait dû comprendre qu’il n’aurait pas Jérém sans que je sois de la partie. S’il a accepté ma présence, c’est parce que Jérém l’a exigée en quelque sorte.
Oui, je pense que Romain ne voulait qu’un plan entre beaux bruns. Car il savait que Jérém se laisserait davantage aller si je n’étais là. Ce qui a certainement été le cas. Dans quelle mesure, ça je ne le saurai jamais.
Quoi qu’il en soit, la rencontre avec ce beau barbu a agi pour Jérém comme un miroir de sa conscience, un miroir dans lequel j’ai pu moi-même regarder. Et dans ce miroir, j’ai pu découvrir des aspects de mon beau brun que je n’aurais peut-être pas eu l’occasion de découvrir autrement. J’ai pu découvrir des facettes de sa personnalité et de sa sensibilité qui me rapprochent encore un peu plus de lui, et qui le rendent encore plus touchant à mes yeux.
Jérém a peut-être voulu m’en mettre plein la vue avec son sketch au KL, avec la virulence de ses mots dans la voiture, avec cette virée au On Off, avec ce plan, et avec son exploit d’imposer sa virilité à un bogoss comme Romain, de plusieurs années son aîné.
Mais lorsque je repense à cette nuit, ce n’est pas la toute-puissance de sa virilité – qu’il a pris le soin de bien mettre en scène – mais plutôt ses contradictions, ses failles, sa sensibilité, son besoin de tendresse qu’il a révélés.
Ce qui me touche le plus, c’est cette complicité, cette impression d’être seuls au monde, que j’ai ressenti pendant que nous couchions avec Romain, ainsi que lors de nos échanges après son départ, et encore lors de notre accolade au petit matin.
Son silence m’inquiète de plus en plus. Je me demande si cette coucherie avec le beau Romain n’a pas révélé en lui de nouvelles envies, des envies qu’il ne viendra pas forcément chercher à assouvir auprès de moi, celui qu’il voit comme son passif, et uniquement son passif.
Je me demande si maintenant qu’il sait qu’il peut emballer des gars comme Romain, il ne chercherait pas désormais un autre beau mec capable de lui faire découvrir justement « l’autre côté du plaisir », ce côté qu’il a entrevu avec Romain mais qu’il n’a pas pu explorer avec ce dernier, peut-être à cause de ma présence.
Il faut absolument que je le revoie avant de partir à Londres.
Alors, sur le coup de 18 heures, je finis par me dire qu’après tout, un sketch du genre « pote qui passe faire un coucou vite fait à la brasserie », ça pourrait être une bonne idée. J’ai juste besoin de le voir, et de savoir s’il va bien.
Pendant que mes pas rapides me conduisent vers Esquirol par le chemin le plus court, je cherche quelque chose d’original et/ou marrant à balancer à mon beau brun, si toutefois sa réaction en me voyant débarquer devait m’autoriser à m’arrêter quelques instants auprès de lui. Déjà, je pourrais lui redemander des nouvelles du match…
Evidemment, plus j’approche de la brasserie, plus je me sens mal à l’aise. Car je me laisse peu à peu gagner par la conviction que s’il ne m’a pas répondu, c’est qu’il me fait la gueule. Pourquoi, ça je ne le sais pas. Mais avec Jérém, on n’est jamais sûr de rien.
Lorsque j’arrive à Esquirol, je m’arrête d’un coup, indécis entre continuer ou faire demi-tour. Je prends une bonne inspiration et mon envie de le revoir finit par avoir raison de mes hésitations. Je me fais violence pour avancer, pour y aller d’une seule traîte, sans ralentir. Et lorsque j’arrive à proximité du fameux abribus où la dernière fois je m’étais fait gauler par Thibault, je me poste une nouvelle fois pour guetter sa présence.
Je piste pendant plusieurs minutes, mais pas de trace de mon Jérém. Le seul serveur que je vois défiler en terrasse est un grand blond à lunettes qui ne ressemble en rien à mon beau brun. Mais où est-il donc mon beau brun ? Est-ce qu’il est chez lui ? Etant donné l’heure, je n’ai même pas pensé à aller le voir à son appart. Car à cette heure-ci, il devrait travailler.
Peut-être qu’aujourd’hui il est en salle et pas en terrasse. Je veux en avoir le cœur net. Alors, je décide de prendre sur moi, de faire fi de mon malaise, de sortir de ma cachette, de traverser la terrasse de la brasserie et d’aller commander un café au comptoir.
Je m’installe sur une chaise haute. Et pendant que le barman fait couler mon expresso, je laisse courir mon regard dans la salle. Les tables sont presque toutes vides, et il n’y a pas de trace de mon beau brun. Mais il est où, alors ? Il reste une solution pour essayer d’avoir de ses nouvelles : celle de l’appeler. Mais est-ce qu’il me répondrait, seulement ?
Mais la réponse à mes questionnements finit par arriver sans que j’aie le moindre effort à produire.
« Ludo, fait le type derrière le comptoir en s’adressant au charmant serveur blond qui vient de ramener un plateau avec des verres vides.
— Oui, patron ? lui répond le jeune serveur.
— Tu peux faire l’après-midi, demain aussi, exceptionnellement ?
— Pourquoi, Jérémie ne sera pas là non plus ?
— Non, apparemment il est en arrêt au moins jusqu’à jeudi.
— Qu’est-ce qui lui arrive ?
— Une blessure au rugby, un truc à l’épaule, si j’ai bien compris. »
Mon café manque de partir en travers de ma gorge. Merde ! Voilà pourquoi mon bobrun n’est pas au taf. Et, à tous les coups, voilà aussi la raison pour laquelle il n’a pas répondu à mon SMS. Je sens mon adrénaline monter en flèche.
Mais que s’est-il passé, au juste ? Est-ce que c’est grave ?
Je dois aller le voir. Je règle mon café, les mains tremblantes, et je file comme une fusée.
J’essaie de l’appeler, deux fois, je tombe sur répondeur. Je traverse la moitié de la ville, je m’engouffre dans la rue de la Colombette comme un fou. Les façades et les intersections familières du petit axe à sens unique défilent sur les côtés de mon regard absent, tout mon être étant concentré vers une seule et unique destination.
Impossible de ne pas me demander si notre folle nuit n’y est pas pour quelque chose dans son accident. Hier après-midi, j’étais HS, et Jérém ne devait pas être bien plus frais. J’aurais dû aller le voir, l’encourager. C’est stupide, mais je ne peux m’empêcher de me dire que si j’avais été là, cet accident ne se serait peut-être pas produit. N’importe quoi, Nico !
J’ai peur de l’état dans lequel je vais trouver Jérém…
En arrivant devant la porte de l’immeuble, j’ai le souffle court. Je sonne à l’interphone, le cœur qui tape comme un fou. Je sonne une fois, deux fois, trois fois, personne ne répond. Je jette un œil vers la terrasse, il n’y a pas de trace de bobrun. Par chance, la porte n’est pas verrouillée. Je la passe, comme un voleur. Je monte les escaliers quatre à quatre, le cœur qui bat la chamade, la peur au ventre.
J’ai peur de découvrir la gravité de ses blessures, celle à son épaule, celles à son égo. J’ai peur qu’il me jette. J’ai peur de paraître pathétique, j’ai peur qu’il perçoive ma venue comme du harcèlement. S’il ne m’a pas répondu au téléphone, c’est certainement parce qu’il n’a pas envie de me parler, ni de me voir.
Je m’arrête devant sa porte, complètement essoufflé, intimidé. Je reste un long moment dans la pénombre, immobile, comme tétanisé. J’ai tellement envie de le voir. J’ai tellement peur qu’il m’en veuille. Une partie de moi a envie de se barrer vite de ce couloir qui m’étouffe. Je me sens très mal à l’aise. Et pourtant je ne peux me résoudre à faire demi-tour. Je ne peux pas ne pas prendre de ses nouvelles. Je m’inquiète pour lui, et j’ai besoin de lui montrer que je suis là pour lui.
Je prends sévèrement sur moi pour frapper à la porte. Mais aucune réponse ne vient. Je pose mon oreille sur le battant. Aucun bruit ne me parvient. Je frappe une deuxième fois, un peu plus fort. Je l’appelle :
« Jérém… tu es là ? »
Mais aucune réponse ne vient. Je tente de me rassurer en me disant qu’il est peut-être parti faire une course. Je ne sais pas… je sèche. Après un long moment d’hésitation, je me décide enfin à rentrer chez moi.
Je redescends les escaliers, lentement, la mort dans le cœur. Au fond de moi, j’espère le miracle, j’espère le croiser. Mais j’en ai peur aussi, j’ai peur de sa réaction, je me sens comme un voleur craignant d’être surpris pendant son larcin.
Mais le miracle ne se produit pas.
Dans la rue de la Colombette, je me mélange au flux des passants. Je la remonte jusqu’au boulevard Carnot, avec à chacun de mes pas l’espoir de le croiser. A la hauteur de la Cigüe, j’abandonne tout attente. Je me jette dans la dimension bruyante du boulevard, et je trace tout droit vers la maison. Mais où est-il ce petit con de Jérém ?
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