JN01071 La nuit est jeune, et le spectacle ne fait que commencer
Je n’aurais jamais dû envisager de partir avec Martin. Je n’aurais pas dû avouer à Jérém que j’avais couché avec Stéphane. Je n’aurais pas dû lui parler comme je lui ai parlé dans la voiture, le provoquer à ce point. Je savais qu’en le bousculant de la sorte, j’allais lui donner le prétexte pour me préparer un sale coup. Voilà sa vengeance. Me traîner au On Off et me planter là, dans ce couloir sombre, pour partir sans moi à la recherche d’un plaisir rapide. C’est donc de cette façon qu’il va me faire payer mon effronterie. C’est donc cela que présageait son silence obstiné dans la voiture.
Je devrais savoir depuis le temps que lorsque j’essaie de l’atteindre, ça se retourne toujours contre moi ! Et là, j’ai tout gagné !
J’ai envie de partir, de me tirer de là, de cet endroit qui m’étouffe, qui me dégoûte, j’ai envie de me casser avant de voir mon beau brun faire profiter quelqu’un d’autre de sa puissance virile, chose qui ne saurait pas tarder.
Mais je n’arrive pas à me résoudre à partir. Je sais qu’en restant je m’expose certainement à assister à des choses qui vont me faire très mal. Mais tant pis, je ne peux faire autrement.
J’avance à mon tour dans le deuxième couloir et je retrouve mon con de beau brun en train de fumer dans un coin de passage où ça défile pas mal. Je m’arrête à bonne distance, dissimulé dans la pénombre bien épaisse.
De nombreux mecs passent devant mon beau brun, mais sans s’arrêter. Ces comportements, qui paraissent inexplicables au premier regard peuvent peut-être se justifier en partie à cause du fait que Jérém a l’air de ne s’intéresser qu’à sa clope. Aussi, ils n’osent peut-être tout simplement pas aborder un canon pareil, à l’air si inaccessible, une bombasse sans nom qui en plus se la joue à fond « mec dans sa bulle ».
A défaut de s’arrêter, chaque mec le regarde, bien évidemment. Certains discrètement, osant à peine lorgner sur sa plastique de rêve, alors que d’autres le toisent de façon plus appuyée et que d’autres encore le détaillent comme s’ils lui faisaient passer un scanner.
Oui, les mecs défilent pendant un moment sans apparemment oser l’aborder. Et puis, à un moment, parmi eux, il y en a un qui ose. Qui ose s’arrêter. Qui ose être très beau mec avec des cheveux châtains bouclés. Qui ose un t-shirt vert mettant en valeur un torse plutôt sympa. Qui ose un sourire très charmant. Qui ose s’installer contre le mur à côté de lui. Qui ose sortir une clope. Et qui ose NE PAS AVOIR UN PUTAIN DE BRIQUET POUR L’ALLUMER !!!!!!!
Le coup du briquet. Ça doit être plus facile d’aborder quelqu’un en étant fumeur. Ça doit être pratique d’essayer d’allumer un mec en commençant par se faire allumer une cigarette.
Le mec sort sa clope, la montre à Jérém en l’agitant en l’air, tout en dégainant un joli sourire. Et mon beau brun sort son briquet pour dépanner. Ce n’est pas la première fois de la soirée que mon beau brun se dévoue ainsi. Mais cette fois-ci, je trouve l’opération bien plus dangereuse.
La suite est logique. Le gars remercie mon beau brun et commence à lui parler. Un contact est établi. Mon bobrun se laisse aborder. Le gars continue de lui parler et Jérém sourit. Il se laisse draguer. Entre Jérém et le mec bouclé il semble se passer un truc.
Un nouveau gars sort de la pénombre et se dirige droit vers le « bouclé », qui l’accueille avec un grand sourire. Ils ont l’air de se connaître. Le « bouclé » semble présenter mon Jérém au nouvel arrivant. Les deux potes discutent un moment entre eux. Puis, le « bouclé » approche ses lèvres de l’oreille de Jérém pour lui chuchoter quelque chose. Et c’est un « quelque chose » qui a le pouvoir de déclencher chez mon beau brun l’un de ces sourires sexy et coquins que je lui connais si bien.
Avec un léger mouvement de la tête, Jérém semble acquiescer à ce « quelque chose ». Je suis scié. Dans ma tête, je suis sûr que les deux gars viennent de lui proposer un plan à trois. Et lui, il a l’air partant ! Je suis consterné.
Résultat des courses : il aura suffi d’à peine cinq minutes à ce con de Jérém pour lever, non pas un gars, mais deux. Cette nuit, dans cette backroom, mon Jérém va baiser, c’est sûr. L’imaginer en train de sauter d’autres mecs m’est insupportable. Une boule brûlante de jalousie et de colère ravage mon ventre.
Là, je sors de mes gonds. Et, de ce fait, également de ma cachette. Un regard en biais de mon beau brun me donne la certitude qu’il m’a vu.
Un instant plus tard, je le vois décoller le dos du mur et suivre le « bouclé » et son pote. Ils avancent vers un troisième couloir parallèle au premier. Et Jérém ne se prive pas pour me balancer un dernier regard, provocateur, narquois.
Mais quel connard ! Il ose me faire ça, se faire un plan direct avec deux mecs, sous mes yeux, après avoir cassé mon plan avec Martin ! Et en plus, il se fout ouvertement de ma gueule ! Je suis dépité.
Je le regarde disparaître dans la pénombre, dans un nouveau méandre de ce labyrinthe dans lequel j’étouffe. Les secondes s’enchaînent, des gars me passent à côté sans même me regarder. Je crois que je suis en train de me liquéfier sur place.
Oui, j’étouffe dans ce couloir sombre et glauque où je viens de perdre mon Jérém. Et pourtant, je n’arrive pas à donner l’ordre à mes jambes de partir de là. Des minutes s’écoulent ainsi, dans ma tête une tempête de questionnements sans réponse, sans issue. Je reste planté là, jusqu’à sentir monter en moi la certitude que Jérém et son duo de pédés sont désormais dans une cabine, la porte coulissante tirée derrière leur ébats.
Je dois me rendre à l’évidence : je ne pourrai pas empêcher Jérém de coucher avec ces deux gars. Je ne pourrais plus. J’aurais dû faire un scandale lorsque je les ai vus partir. Peut-être que j’aurais pu empêcher le pire de se produire. Mais maintenant, c’est fini. C’est dans ce couloir sombre qui pue la baise rapide que je perds mon Jérém pour de bon. C’est horrible d’écrire le dernier épisode de notre « histoire » dans ce lieu, et de cette façon.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi Jérém a-t-il ressenti le besoin de se perdre dans ce couloir, dans l’une de ces cabines, avec ces gars, visiblement des habitués des lieux ?
J’ai l’impression que si je ne sors pas vite de là, je vais faire un malaise. J’ai besoin d’air, vite.
En remontant à rebours les couloirs sombres en direction de la salle principale, je me dis que je suis vraiment con. Je savais que j’aurais dû rentrer chez moi une fois descendu de la 205.Je la sentais mal cette fin de soirée. Je savais que j’avais été trop loin avec Jérém. Il serait peut-être rentré au On Off quand même, mais je ne l’aurais pas su, et je n’aurais pas connu cette humiliation.
J’avance lentement vers la sortie, les jambes lourdes, les pieds traînants, déçu. Je sais que Jérém n’est pas un sentimental. Mais de là à l’imaginer baiser vite fait avec deux inconnus dans une cabine minuscule et sombre, cela était au-delà de ce que je pouvais concevoir.
Désormais, à mes yeux Jérém va être sali par ce lieu, par cette rencontre, par cette baise rapide et anonyme. Je suis vraiment, vraiment déçu. Je sais que c’est fini. Mais en même temps je sens que quelque chose en moi vient de casser. J’ai l’impression que mon regard vient de changer. J’ai l’impression que cela salit même ce qui s’est passé entre nous.
A cet instant, je me dis que Jérém vient de trahir quelque chose que j’aimais beaucoup chez lui, le fait que c’était un gars « hors milieu ». Je me dis que plus jamais je ne le verrai de la même façon qu’avant cette nuit, avant cette descente au On Off. Car lorsque je penserai à lui, je penserai également à ce moment, à cette trahison, à cet endroit glauque.
Pourquoi il a tout gâché, ce con ?
A quelques pas de la sortie, je remarque un mec posté sur le seuil d’une cabine ouverte. Il me mate sans retenue. Je vais devoir passer à côté de lui dans le couloir étroit, et je ne me sens pas vraiment à l’aise. Mon cœur tape très fort dans la poitrine. C’est con, mais j’ai peur de me faire brancher.
Un pas de plus et son regard s’ouvre dans un sourire clairement lubrique. Un pas encore et j’arrive à mieux le détailler. Un brun, un petit brun, un peu plus petit que moi, pas super beau mais pas moche non plus. Encore un brun, encore un t-shirt blanc. Certes, moins divinement rempli que celui de mon Jérém, mais pas mal quand même.
Lorsque j’arrive à environ deux pas de lui, le gars me lance un petit signe de la tête, une très claire invitation à le rejoindre dans le petit espace sombre. Soudain, mon malaise semble disparaître. Je sens l’excitation d’un plaisir certain et immédiat s’emparer de chaque fibre de mon corps et chasser mes réticences. Et alors qu’un instant plus tôt je voulais tous simplement fuir ce lieu, d’un coup je ressens une puissante envie de m’étourdir de sexe. Certains boivent pour oublier, d’autres baisent. Je sais, je m’apprête à faire exactement ce que je viens de reprocher à Jérém, je m’apprête à me perdre moi aussi dans cet endroit de débauche. Mais qu’importe désormais, alors que je viens de perdre le gars que j’aime.
J’ai envie d’oublier, oui, mais j’ai aussi et surtout envie de ne pas rentrer seul comme un con. J’ai envie de me sentir désiré sexuellement, même si ce n’est que pendant quelques minutes. J’ai envie de me faire sucer, ce qui signifie aussi prendre mon pied tout en prenant des risques. Car le risque me fait très peur à cet endroit. Pour moi comme pour Jérém. Pourvu qu’il se protège.
Et puis, au fond, je m’en tape, qu’il fasse ce qu’il veut de sa queue.
Cette dernière réflexion me donne mal au ventre. Et encore plus envie de me laisser aller dans cet endroit où tout est aléatoire, intense et sans suite, et où la connaissance de la taille d’une bite est plus importante que celle d’un prénom.
Je m’arrête et je lui balance un petit sourire, signal que le gars semble recevoir avec un plaisir manifeste.
Je suis tout proche de lui. Non, il n’est pas moche. A moins que mon excitation et mon besoin de m’étourdir ne soient en train de revoir mes exigences à la baisse. De toute façon, une fois qu’il sera à genoux, qu’il soit canon ou pas, ça ne fera pas la différence. Pourvu qu’il sache aussi bien sucer que Stéphane, ma seule référence à l’heure actuelle.
Stéphane, tiens. Ça me va bien de penser à lui en ce moment, dans cet endroit. Quand je pense à toutes ses mises en garde et, par-dessus toutes, à celle de faire attention à ne pas perdre « mon âme » dans le milieu gay, à suivre mon cœur, ça me donne la mesure d’à quel point je me suis égaré.
Je suis certain qu’il serait pas vraiment fier de moi s’il savait ce que je m’apprête à faire. Je suis certain qu’il comprendrait enfin que je ne suis pas le gars bien qu’il semble croire. Je suis certain qu’il serait déçu par moi. De toute façon, tôt ou tard, je finis toujours par décevoir les gens qui ont cru en moi.
Lorsque j’arrive à proximité du gars, mon regard tombe au-delà de l’encadrement de la porte. Et je me rends compte d’à quel point l’espace est exigu. La cabine est quasi complètement occupée par un lit avec un matelas à la surface lavable, ainsi que par une petite étagère sur laquelle trônent des capotes en vrac et un tube de gel.
C’est là que je me dis : non, ça ce n’est pas possible. Ce n’est pas de ça dont j’ai besoin. Je dois partir, maintenant. Et lorsque je sens la main du gars se poser sur mon avant-bras pour m’entraîner dans le petit espace, j’ai un réflexe de recul.
Non, je ne peux pas. Si Jérém peut, moi je ne peux pas. Le gars affiche un l’air surpris et déçu. Dans sa tête, il doit se dire : « Tiens, encore un mytho ».
Mais tant pis. Non, je n’ai pas envie de me retrouver seul chez moi. Mais j’ai encore moins envie de me retrouver seul dans cette petite cabine minable avec ce mec qui se tirera dès son affaire conclue.
« Désolé, je ne peux pas » je lui balance tout bas, sorte de cri silencieux et désespéré, pendant que je presse mon pas vers la porte au fond du couloir.
Me revoilà enfin dans la salle. Je respire profondément, premier réflexe de survie. J’ai chaud, j’ai soif, je suis fatigué et amer. J’ai du mal à respirer. J’approche du comptoir, je prends place sur un tabouret vide et je commande un soda.
Assez d’alcool pour ce soir. D’ailleurs, je ne sais pas si c’est l’effet des bières qui se baladent dans mon sang ou juste une illusion, mais maintenant que Jérém n’est plus dans les parages, j’ai l’impression que certains regards se posent sur moi. Mais à cet instant précis, je ne suis vraiment pas d’humeur à me laisser brancher.
Je sais que cette image de mon Jérém s’éclipsant sous mes yeux avec ces deux gars, son regard narquois en prime, va me marquer au fer rouge. Je sais qu’une fois seul chez moi je vais m’effondrer. C’est pourquoi je reste, redoutant par-dessus tout de me retrouver seul. Je reste même si je sais que le mec que j’aime est là, à quelques mètres de moi à peine, en train de prendre son pied sans moi.
Une partie de moi espère encore le voir sortir du couloir sombre en ayant renoncé à son plan. Mais plus les minutes passent, plus cet espoir est mis à mal.
Avec Jérém, je me suis brûlé les ailes. J’ai toujours su que je n’aurais jamais le dernier mot avec lui, et que dans l’affrontement direct, je serais comme un vase en terre cuite qui essaierait de se confronter à une marmite en fonte. Et là, je suis en mille morceaux.
J’avais raison de me méfier du « milieu », j’avais raison de ne pas vouloir rentrer dans cette boîte. La première fois que j’y mets un pied, j’y laisse tout ce qui est le plus précieux à mes yeux.
J’ai la tête qui tourne, les oreilles qui bourdonnent et en plus je tombe de sommeil. La tristesse me happe et je sens mes larmes monter aux yeux.
Deux gars approchent, semblant viser les deux tabourets vides juste à côté de moi.
Le premier, un brun style vingt-cinq ans, un peu dégarni, l’air plutôt fatigué et un peu contrarié mais pas dépourvu d’un certain charme, habillé avec un jeans quelconque mais avec un t-shirt rouge sympa, bien qu’au moins deux tailles trop grand.
L’autre, un très beau garçon un peu plus bâti que le premier, un peu plus âgé, les traits fins, de petits yeux perçants, le regard charmeur, habillé avec un t-shirt orange avec les manchettes grises sous lequel on devine un torse et une largeur d’épaules tout à fait remarquables.
T-shirt rouge approche pour me demander si les tabourets à côté de moi sont libres. Je lui réponds que oui. T-shirt orange prend le tabouret le plus proche, dos au comptoir, alors que T-shirt rouge est complètement tourné vers lui.
Très vite, je me rends compte que T-shirt rouge n’arrive pas à décrocher le regard de T-shirt orange, et qu’il a l’air très amoureux.
T-shirt orange, en revanche, a le regard beaucoup plus baladeur, il cherche les regards d’autres garçons.
T-shirt rouge semble aussi mal à l’aise que je le suis à cet endroit.
T-shirt orange a l’air plutôt à l’aise.
Oui, T-shirt rouge a l’air de se demander ce qu’il fait dans cette boîte, comment il se fait qu’il s’est laissé entraîner dans cette galère alors qu’il aurait tellement envie d’être au lit avec T-shirt orange, le gars qu’il aime, en train de lui offrir tous les plaisirs du monde et plus encore.
Décidemment, cette nuit nous sommes nombreux à nous retrouver à l’On Off sans bien savoir pourquoi.
T-shirt orange, quant à lui, a l’air de se dire qu’il se passerait bien de la présence de ce mec un peu trop collant. Il semble avoir envie d’explorer d’autres horizons, de vivre d’autres aventures. Des aventures dont la première semble d’ailleurs toute proche, matérialisée sous les traits d’un tout jeune mec qui est en train de lui rendre ses attentions avec des regards qui en disent long quant à ses désirs.
T-shirt orange semble très sensible aux regards du petit jeune. De toute façon, aveuglé par son amour, T-shirt rouge ne voit rien.
Mais putain, T-shirt orange, réveille-toi ! Tu ne vois pas à quel point T-shirt rouge est amoureux de toi ? Pourquoi son amour ne te suffit pas ? Pourquoi cherches-tu des aventures alors que tu as la chance d’avoir quelqu’un qui t’aime de cette façon, quelqu’un pour qui tu es le seul et l’unique ? Pourquoi risques-tu de tout gâcher, juste pour une histoire de cul ? Pourquoi ne lui ouvres-tu pas ton cœur ? Pourquoi tu le fais souffrir ainsi ?
« Je m’en fous de tes détresses comme de tout et comme du reste. »
Ces couplets qui sortent de la sono me font penser à Jérém, mais aussi à T-shirt orange. Car les deux sont du genre à s’entêter à se :
« foutre de tout mais pourvu qu’elles soient douces, pourvu qu’elles soient douces, les caresses. »
Alors que T-shirt rouge et moi nous sommes plutôt du genre à constater que :
« Quand de mes lèvres tu t’enlèves, un goût amer/Me rappelle que je suis au ciel. »
Et à se rendre compte trop tard que :
« La mauvaise herbe nique souvent ce qui est trop bien cultivé. »
Pour se retrouver ensuite confrontés au fait que :
« La vie est triste comme un verre de grenadine. »
Et de constater que :
« Aimer c’est pleurer quand on s’incline. »
Mon histoire avec Jérém se termine ainsi comme elle a commencé, venant de nulle part et n’allant nulle part.
Je suis assez près des deux gars pour capter, malgré les décibels, quelques échanges dans leur conversation.
« Marc, fait le T-shirt rouge.
— Quoi ? réagit T-shirt orange un brin agacé, désormais connu sous le prénom de « Marc ».
— Tu veux rester encore longtemps ? » l’interroge T-shirt rouge.
T-shirt rouge a un petit accent méditerranéen, espagnol je dirais.
« Je sais pas, répond le prénommé Marc avant de continuer, t’es fatigué ?
— Un peu, oui, répond T-shirt rouge. »
Allez, Marc, t’es aveugle ou quoi ? Tu ne vois pas que T-shirt rouge a une envie folle de rentrer et de faire l’amour avec toi ? Il est quatre heures du mat passé. Mais putain, rentrez et envoyez-vous en l’air comme des dingues !
Je bous de l’intérieur, je m’emballe pour une histoire que je ne connais pas. J’ai trop bu et je fais trop l’amalgame avec mon histoire perso.
Les minutes passent et rien ne se produit. Marc, son verre interminable posé sur le comptoir, n’a toujours pas l’air décidé à partir.
T-shirt rouge baille plusieurs fois coup sur coup et finit par s’immobiliser, la tête légèrement penchée sur le côté, le regard dans le vide, littéralement en train de tomber de sommeil.
Marc se décide enfin :
« Fabien. »
T-shirt rouge, désormais connu sous le nom de Fabien, lève la tête illico au simple son de la voix du gars qu’il aime. Alors qu’il doit s’attendre à qu’un voyage simple vers le lit et un câlin tant attendu soit enfin d’actualité, Marc lui annonce avec le sourire :
« On y va dans un quart d’heure, ok ? »
Visiblement déçu, au bout de force, frustré de voir cette soirée se terminer en somnolant dans cette boîte plutôt que dans une accolade amoureuse, le dit Fabien amorce un petit sourire triste.
Et alors que le petit jeune qu’il matait peu avant semble s’être volatilisé, Marc retourne à son occupation première, mater la faune masculine. Fabien baisse les yeux et prend sur lui, une fois encore. Il doit vivre lui aussi, comme moi je l’ai vécue, une histoire compliquée, être amoureux d’un mec qui ne l’est pas de lui.
Peut-être qu’il est en train de vivre une histoire, un amour, des sentiments, des sensations, des espoirs et de frustrations, des joies et des tristesses, des illusions et des déceptions, toute une palette d’émotions qu’un jour il aura peut-être envie de mettre noir sur blanc, comme moi je le ferai plus tard avec ma propre histoire.
Le quart d’heure abondamment passé, T-shirt orange se lève sans un mot, suivi illico par T-shirt rouge, visiblement soulagé. Je les regarde se diriger côte à côte vers la sortie, je les regarde partir ensemble. Peut-être que pour le sexe c’est râpé pour cette nuit, mais au moins Fabien aura la chance de passer ce qui reste de la nuit avec son Marc. Alors que moi je n’aurai même pas cette chance.
Allez, GAME OVER. Assez bu, assez vu pour ce soir, je me casse.
Pourvu que je puisse dormir un peu tard ce matin, pourvu que maman n’ait pas prévu de passer l’aspirateur ou papa de brancher la visseuse à 8 heures pile. Pourvu qu’ils ne me posent pas trop de questions sur cette superbe soirée de merde. Pourvu qu’ils me fichent la paix, car je prévois d’être d’une humeur massacrante, prêt à laisser exploser ma colère ou à fondre en larmes à la moindre contrariété. Et ce, pour une durée indéterminée.
Je rassemble mes forces pour me remettre debout. Descendre du tabouret est déjà un effort. Imaginer devoir me traîner sur la moitié de la ville me semble insurmontable. Pourtant, il faut bien y aller à un moment ou à un autre. Alors, le moment c’est maintenant.
Je traverse la salle et en quelques pas je me retrouve dans le petit hall d’entrée de la boîte. Encore quelque pas et j’aurais passé la porte. Je respirerai enfin de l’air frais qui va me faire du bien.
Mais à côté du vestiaire, une surprise m’attend. Le dos appuyé au mur, en train de fumer une énième clope, tout seul, le beau barbu Romain est là. Lorsqu’il me voit arriver, il me sourit.
« Tu pars ? il me questionne.
— Oui, j’en ai marre, je suis fatigué.
— T’as laissé ton mec tout seul là-dedans ?
— C’est pas mon mec », je réponds sèchement.
J’ai presque envie de lui balancer que s’il veut se le taper, il n’a qu’aller faire un tour dans la backroom.
« Pourtant j’aurais juré que c’était le cas ! »
Une fois de plus, je constate que ce Romain est vraiment canon. Sa beauté masculine, sa voix, son assurance, son charme, son regard magnétique, son parfum, tout chez lui est extrêmement séduisant.
Mais même le charme puissant et le parfum délicieusement masculin de Romain n’ont pas le pouvoir de chasser ma fatigue et mon malaise. Et encore moins de me faire renoncer à mon envie de quitter les lieux au plus vite. La porte de sortie donnant sur le Canal m’appelle avec insistance.
« Je vais y aller, je coupe court en me tournant vers la sortie, bonne soirée ! »
— T’habites loin ? » il me questionne.
Euh… pourquoi cette question ? Qu’est-ce qu’il veut celui-là ? Pour ce soir j’ai eu assez d’émotions et de déceptions. Tout ce que je veux, c’est retrouver mon lit. Ce soir, la drague c’est fini, je suis HS.
« Un peu, mais je vais marcher, je tente de me dégager.
— Moi aussi je vais y aller. Si tu veux, je te raccompagne » il me lance, tout en écrasant son mégot dans un cendrier mural et en m’emboîtant le pas.
Je suis conscient que ce qui est en train de se passer est paradoxal, que je devrais être flatté que ce bogoss me propose de me raccompagner, en faisant éventuellement escale chez lui. Mais je ne peux pas, je n’ai pas envie. J’ai juste envie d’être tranquille et de retrouver mon lit. Je n’ai surtout pas envie de baiser avec un mec qui va me laisser tomber juste après. Désolé mec, tu ne me sauteras pas ce soir. Je ne réalise même pas que c’est le deuxième mec canon de la soirée qui me fait du rentre dedans et que je laisse en plan.
« C’est gentil, mais… » je commence ma réponse en poussant la porte vitrée. Mais lorsque la fraîcheur de la nuit frappe mon visage de plein fouet, je suis tellement surpris que je suis obligé de marquer une pause.
Ce n’est qu’un instant plus tard, lorsque nous sommes déjà sur le trottoir, que je termine mon propos :
« C’est gentil, mais je préfère vraiment marcher…
— Comme tu voudras » il conclut.
Je regarde ma montre, il est 4h25.Mon regard est attiré une dernière fois par l’enseigne rouge qui brille dans la nuit. Cependant, l’enseigne lumineuse n’est pas l’élément le plus étincelant de la façade de la boîte.
Jérém vient de sortir à son tour, et il me regarde fixement.
Je suis si heureux de le voir ! J’ai envie de me jeter sur lui, j’ai envie de l’embrasser, j’ai envie de le cogner, j’ai envie de l’engueuler, j’ai envie de le câliner. Ce gars me rend dingue, dingue, dingue !
Mais quand même. Je viens de passer l’un des pires moments de ma vie. Alors, avant de décolérer, j’ai besoin de savoir. Est-ce qu’il a couché avec le beau bouclé et son pote ? Ça me paraît un peu court, mais quand même…
Hélas, la présence du beau Romain m’empêche d’être aussi direct avec mon beau brun que tout à l’heure en voiture. Mais ce n’est certainement pas l’envie qui me fait défaut.
Deux gars nous passent à côté et rentrent dans la boîte. Il est 4h30 et la nuit toulousaine n’est pas terminée.
Une question s’affiche dans ma tête : est-ce qu’il a entendu la proposition de Romain ?
Les deux beaux bruns se toisent, le silence s’installe. Je ne sais pas comment tout ça va se goupiller. Romain n’a pas l’air décidé à partir. Jérém n’a pas non plus l’air pressé de rejoindre la rue de la Colombette. Et moi je ne peux pas me résoudre à prendre la direction de chez moi.
C’est le beau Romain qui finit par débloquer la situation.
« T’as du feu ? » il demande à mon beau brun.
Définitivement, le briquet est une denrée rare, ainsi qu’un atout majeur de socialisation.
Jérém allume la clope que le beau barbu vient de sortir de son paquet. Il me semble qu’il s’agit d’une clope un peu plus épaisse que les autres.
« Vous rentrez ? » demande le beau barbu après avoir tiré une bonne taffe sur son joint.
Malin, le mec. Un instant plus tôt il me propose de me « raccompagner ». Et là il prend en compte la nouvelle donne apportée par la présence inattendue du beau brun au t-shirt blanc.
Jérém ne lui répond pas.
Romain tire une nouvelle taffe sur sa « cigarette ». Une cigarette qui définitivement, au vu de l’odeur caractéristique qu’elle dégage lorsqu’il en expire la fumée, n’en est pas une. Preuve en est qu’il en propose à mon beau brun qui est pourtant déjà en train de fumer.
Jérém le fixe d’abord d’un air étonné. Mais il finit par balancer sa cigarette à moitié consommée et par saisir le pétard que l’autre beau brun lui tend.
Le joint passe plusieurs fois de main en main, de lèvre en lèvre, de beau brun en beau brun, jusqu’à ce que Romain me propose d’y goûter à mon tour. Moi qui n’ai jamais fumé une seule cigarette, j’accepte pour ne pas paraître nul. Je tire une taffe, je m’ étouffe. Romain se marre. Il tend alors à nouveau le bras en direction de Jérém, qui ne décline pas la proposition.
Décidemment on ne va pas y arriver ce soir. Il va bientôt être cinq heures et tout semble se liguer pour nous empêcher d’atteindre la rue de la Colombette. On dirait que la nuit toulousaine rame contre ce retour au foyer.
« Allez, les gars, je vous invite chez moi pour boire un dernier coup et oublier le petit accident de toute à l’heure » lance le beau barbu lorsque le pétard arrive enfin au bout.
Mais t’es relou à la fin ! Fiche-nous la paix !
« On va rentrer, annonce Jérém sur un ton ferme, tout en me regardant droit dans les yeux.
— Vous pouvez venir tous les deux, précise Romain, ayant certainement détecté notre échange de regards.
— On rentre, je balance sèchement. J’en ai marre ! Vraiment marre !
— Ou alors rien que toi, mec » se corrige Romain, en s’adressant directement à Jérém, et en posant sur lui un regard lubrique qui ne laisse plus de doute quant à ses intentions allant bien au-delà d’un simple verre amical.
Mais quel connard ce Romain ! Jérém, s’il te plaît, tiens bon !
Les deux beaux bruns se regardent. Ce n’est pas possible, dites-moi que je rêve ! Mon beau brun se fait draguer sous mes yeux, comme si je n’étais pas là.EH, OH, JE SUIS LA !!!
Romain, l’œil désinhibé par la fumette, regarde mon beau brun avec un regard concupiscent. Quant à Jérém, il ne lui a pas échappé que son charme a encore frappé. Ce que je n’arrive pas à savoir, c’est s’il trouve également le beau barbu à son goût. Mais je n’ai pas trop de doute sur ça. Car pour que ce ne soit pas le cas, il faudrait vraiment être difficile.
« Ça va aller » il finit par répondre, le ton ferme et sans appel.
Bien, Jérém ! Alors, t’as entendu, le barbu ? J’espère que ce coup-ci t’as compris que tu ne le mettras pas dans ton lit !
« Bon, ok » semble conclure le beau Romain.
Pourtant, après avoir marqué une pause, il revient à la charge. Dans son regard, une étincelle mauvaise me fait penser qu’il n’a pas encore dit son dernier mot, qu’il ne s’est pas encore avoué vaincu. Je sens qu’il va changer d’arme et de stratégie. Et j’ai un mauvais pressentiment.
« Je te voyais davantage couillu, il s’adresse directement à mon beau brun, tout en le regardant droit dans les yeux, mais j’ai dû me tromper. Allez, bye les gars ! »
Romain vient de dégainer l’arme ultime : la provoc’. Ah, non, pas ça ! Jérém n’a pas besoin de ça, et surtout pas ce soir. Car c’est sûr, là il va réagir au quart de tour.
« On va aller chez moi » j’entends Jérém répondre, après un instant de réflexion, la voix légèrement déformée par l’alcool et la fumette.
Je rêve. Ou plutôt je cauchemarde. C’est pas possible, naaaaan c’est pas possible ! Le piège de Romain, si grossier soit-il, a marché.
« Ça me va » annonce le beau barbu.
J’hallucine. Ils organisent un plan baise devant moi.
« On ne devait pas rentrer que tous les deux ? » je ne peux me retenir de lâcher.
Et là, le beau Romain, ce connard, me regarde avec de petits yeux moqueurs, l’air de dire « tu peux aller te rhabiller le morveux, laisse jouer les pros. C’est moi qui vais me taper ton mec ce soir ! »
Jérém se tait. Nos regards se croisent. Et ce que je lis dans son regard silencieux est très explicite. En une fraction de seconde, je réalise qu’il est partant pour le plan que Romain est en train de lui proposer.
« Tu viens aussi, si tu veux » je l’entends me lancer.
Il est certain que l’idée de voir deux magnifiques garçons à poil ne m’est pas désagréable. Bien loin de là.
Je regarde leurs deux torses, l’un moulés dans le t-shirt blanc et l’autre dans le t-shirt noir, et je me dis que dans quelques minutes les contrastes vont s’estomper. Car dans quelques minutes, les t-shirts vont voler, et il y aura beaucoup moins de contraste entre les nudités de deux beaux bruns à la peau mate.
Pourtant, je me sens très vite tiraillé entre l’excitation d’assister à ce spectacle divin, celui de mon beau brun en train de prendre du plaisir avec cet autre spécimen de toute beauté, et la crainte que ce dernier, assurément plus expérimenté que moi, lui offre un plaisir que je ne sais pas lui offrir. Et j’ai peur que Jérém y prenne goût, qu’il réalise que d’autres gars peuvent lui apporter un bonheur sensuel encore plus délirant. Je sens la jalousie envahir mon esprit à grands pas.
Si j’accepte de me joindre à eux, quel sera mon rôle dans l’histoire ? Invité accessoire à un plan cul entre beaux étalons ? Est-ce que je vais être le passif de deux mecs bien actifs ? Et si je me retrouve coincé entre leurs deux virilités bouillonnantes, est-ce que cela va encore dégrader le regard que Jérém porte sur moi ?
« Alors, tu fais quoi ? » j’entends Romain me relancer.
L’heure tourne, il se fait vraiment tard, je dois me décider vite. Alors, sans pouvoir éviter que ce rapprochement sensuel des deux mâles bruns se produise, malgré une jalousie qui me tenaille, lorsque le choix est d’assister à ce plan ou de l’imaginer depuis chez moi, alors ce n’est pas un choix mais une évidence. Je dois en être.
« Allez, on y va ! »
J’ai tout juste le temps de prononcer ces mots, que déjà j’entends les semelles des baskets des deux beaux bruns crisser sur le goudron du trottoir. J’ai l’impression de sentir les queues frémir dans les boxers.
J’ai envie de voir jusqu’où cette nuit va nous amener.
Laisser un commentaire