JN01070 Le On Off et ses méandres
Je suis passé devant cet endroit plusieurs fois. Souvent le jour, en me baladant sur le bord du Canal. Parfois, j’ai vu briller son enseigne rouge dans la nuit comme un appel à moi, à mon être profond. Sans jamais oser franchir le pas. Sans oser en franchir le seuil. De peur de pénétrer dans un endroit qui ne pourrait pas m’offrir ce que je cherche, mais juste du sexe. De peur de mettre le pied dans un engrenage qui me perdrait. Il a fallu qu’on m’y amène. Il a fallu qu’IL m’y amène.
C’est la première fois que je mets les pieds dans cet endroit et très vite je découvre que j’aime…
PAS DU TOUT !!!
Ça commence mal. Dès mon entrée, je vois Romain en train de parler avec mon Jérém à moi. Je n’entends pas ce qu’ils se disent, mais je vois le beau barbu balancer un sourire qui ferait fondre une montagne. Ce qui me rassure un peu, c’est que Jérém ne rigole pas, il semble tendu, pas vraiment à l’aise. Lorsque j’arrive à proximité, j’entends le beau barbu lui proposer un verre « pour oublier le petit incident ».
« Merci, ça va aller !
— Comme tu voudras », réagit le mec, sans ciller avant de conclure « peut-être à plus tard ! »
Oui, c’est ça, à plus tard. Va donc te faire foutre… ailleurs !
Sans insister, mais en laissant traîner un regard bien charmeur, Romain s’éloigne en direction du bar. Ses groupies l’y attendent de pied ferme.
Jérém avance à son tour, en direction du bar aussi, mais à l’opposé de la petite bande. Il traverse la salle d’un pas lent, assuré. Inutile de le préciser, tout le monde se retourne sur son passage, tout comme ça a été le cas un instant plus tôt sur le passage du beau Romain.
La boîte est bondée et, au premier abord, sans que j’aie encore eu le temps de bien m’en rendre compte, il y aurait pas mal de belles choses à recenser. Malgré ça, force est d’admettre que, dès leur entrée, mon beau Jérém et le beau Romain, un brun très beau et un très beau brun, sont les lumières les plus rayonnantes dans la boîte.
En plus, les deux étalons ont ce soir un atout inestimable à leur actif. Ce sont des nouvelles têtes. Ce qui fait qu’en plus du désir, ils suscitent la curiosité.
Bon, il ne faut pas que j’oublie que je suis là pour « assurer la sécurité sexuelle » de mon beau brun. Hélas, ce dernier ne fait rien pour me faciliter la tâche. Avec son beau t-shirt blanc sur son torse parfait, avec ce côté petit militaire en permission, j’ai l’impression qu’il est comme un aimant pour des centaines d’yeux. Des tonnes de regards saturés de désir se posent sans cesse sur lui. C’est comme si mon beau brun était en train de se faire sucer par tous ces regards.
« Tu bois quoi ? il me demande une fois le comptoir atteint.
— Rien, merci ! »
Je n’ai pas soif, j’ai juste envie de rentrer. Je suis déjà pas mal fatigué et je sens qu’un verre de plus me mettrait HS.
Sérieux, qu’est-ce que nous foutons ici alors qu’il est super tard et que demain il a match ? Qu’est-ce qu’il est venu chercher ?
Jérém me tend quand même un verre. Je goûte du bout des lèvres, c’est fort, ça ressemble à de la vodka.
La descente du beau brun est autre que la mienne. Accoudé au comptoir, il laisse son regard balayer la salle. Mais qu’est-ce qu’il regarde ? Qu’est-ce qu’il cherche ?
Soudain, je réalise que son regard vient de se figer en direction d’une porte sombre sur notre gauche. Jérém finit son verre cul sec, décolle ses reins du bord du comptoir et se dirige direct vers ce passage.
Naïf comme je le suis, je me dis que ça doit être l’entrée des toilettes. Moi aussi j’ai envie de faire pipi, alors je lui emboîte le pas. Hélas, ma naïveté est très rapidement rappelée à la réalité. Derrière la porte s’ouvre un couloir plutôt sombre dans lequel règne une mystérieuse circulation.
Mon beau brun marque un temps d’arrêt. Pendant ce temps, deux mecs rentrent derrière nous, nous dépassent, nous heurtent au passage, s’engouffrent dans le couloir sans se poser de question et disparaissent dans une ouverture à droite. J’entends le bruit d’une porte coulissante qui se ferme, suivi de celui d’une serrure qui se verrouille. Ça y est, je viens de comprendre.
Jérém s’engouffre lentement dans ce passage sombre. Mais pourquoi, pourquoi, pourquoi il fait ça ce petit con ?
Jérém avance dans la pénombre et moi derrière lui. Plus nous nous éloignons de la salle principale, plus le son de la musique devient étouffé.
Et au fur et à mesure que les basses perdent en intensité, ce sont d’autres sons qui parviennent à nos oreilles. Des bruits qui ne trompent pas. Ce sont des bruits des corps qui se touchent, se frottent, se caressent, s’embrassent, s’emboîtent, ahanent, gémissent, jouissent Ce sont les bruits du plaisir masculin, du plaisir homosexuel. Ce sont les bruits d’un plaisir rapide, sans âme.
Au bout de quelques instants, l’œil finit par s’adapter à la faible lumière. J’arrive à mieux distinguer les formes, les corps, les désirs. A droite et à gauche du couloir, des portes coulissantes donnent accès à des petites alcôves. Certaines sont fermées, d’autres non, ces dernières laissant ainsi entrevoir ce qui se passe à l’intérieur.
Postés dans l’encadrement de certaines portes, ou bien lascivement allongés sur des fauteuils, des gars observent la circulation dans le couloir, en attendant un regard complice, un désir partagé.
« Ici on ne vient que pour baiser. » Voilà ce qui devrait être affiché sur la porte qui donne accès à ce couloir. Car, dès que vous mettez un orteil dans ce couloir sombre, il est communément admis que vous avez envie de baiser. Par conséquent, on vous regarde avec une lubricité sans détours. Je ressens le poids étouffant de tous ces regards qui se posent sur moi, sur nous, sur Jérém surtout. Nous avons fait peut-être dix mètres dans le couloir, et mon beau brun aurait pu se faire sucer au moins dix fois.
Je me sens plutôt mal à l’aise. Je ne sais pas si mon beau brun ressent la même gêne que moi, mais il continue d’avancer.
Dans mon esprit, une seule et unique question m’obsède : pourquoi, à l’heure qu’il est, ne sommes-nous pas à l’appart de la rue de la Colombette, en train de nous envoyer en l’air comme des malades ? J’ai très envie de le sucer… mais loin d’ici, dans la douce intimité de son appart, de son lit.
Pas après pas, nous approchons du fond du couloir. Et là, derrière un rideau à lattes en plastique translucide, une espèce de lueur semble attirer le nouvel arrivant.
Jérém, en explorateur curieux, s’y engouffre. Je le suis. Nous nous retrouvons dans une petite salle avec quelques fauteuils, et avec toute la paroi à notre gauche recouverte par un écran où est projeté un porno gay. Dans le film, un beau blondinet est allongé sur un lit, sur le ventre, en train de se faire défoncer le cul et la bouche par deux étalons bien montés. La scène est plutôt crue et elle me met encore plus mal à l’aise. Je trouve cette salle encore plus glauque que le couloir qui nous y a conduits. Et mon sentiment de malaise grimpe encore lorsque je réalise que, tapis dans la pénombre, des mecs se branlent en regardant l’écran. A moins qu’ils ne se branlent désormais en matant mon beau brun.
Debout contre un mur de la salle, un mec est en train de fumer sa clope. Mais pas que. Un autre gars à genoux devant lui est en train de lui tailler une pipe avec application.
A la simple lueur de l’écran, je réalise que, tout en prenant son pied, le gars débout regarde dans notre direction.
Je réalise que Jérém regarde la même chose que moi. Jérém, mon beau et con Jérém, lui qui n’est même pas prêt à affronter sa véritable nature et ses envies de coucher avec un gars, découvre ici, en même temps que moi, l’un des aspects les plus sordides du milieu gay.
A quoi pense-t-il à cet instant précis ? A-t-il envie de glisser sa queue dans une bouche inconnue et accueillante ? Est-ce qu’il regrette que je sois là avec lui, sans quoi il serait déjà en train de se faire sucer comme ce gars ?
Ou bien, au contraire, est-il lui aussi mal à l’aise, interloqué par ce lieu et par ce qui s’y passe ? Est-il en train de se forger, à cet instant précis, une image terriblement négative du milieu gay et, par ricochet, un dégoût vis-à-vis de l’homosexualité en général ? Est-il en train de se dire qu’il ne voudra plus, encore moins qu’avant, être « associé » à « tout ça » ?
Si je m’écoutais, j’avancerais d’un pas, je collerais mon ventre contre son dos, je passerais mes bras autour de sa taille, je glisserais mes mains sous son t-shirt, je les plaquerais contre ses abdos. Et je lâcherais mes lèvres à l’assaut de la base de sa nuque, de cette lisière d’une douceur absolue, de cette région qui est également un endroit très sensible chez lui.
Le nez enivré par le mélange de son parfum de mec et du parfum naturel de sa peau, je me lâcherais sans retenue, embrassant centimètre après centimètre de sa peau mate et douce, remontant jusqu’à ses oreilles que je lécherais, que je mordillerais sans discontinuer, pendant de longues minutes.
Mais hélas, ce n’est ni l’endroit, ni le moment.
Jérém fait demi-tour, passe à côté de moi sans me calculer et repasse à travers du rideau de lattes translucides. J’en fais de même, soulagé de m’éloigner de cette ambiance moite qui me met si mal à l’aise.
En sortant de la salle de projection, le couloir continue sur la droite. Jérém avance dans ce nouvel espace inconnu. Nous n’avons pas fait plus que deux mètres, lorsque le beau brun s’arrête brusquement, se retourne et me balance, le visage à 20 cm du mien :
« Lâche-moi un peu les baskets, tu veux bien ? »
Ah putain… je la voyais venir celle-là. Je la craignais de toutes mes forces, mais je la voyais venir.
Alors c’est pour ça que tu as voulu venir ici… t’es venu ici pour te taper d’autres gars, c’est ça ? Tu veux voir comment des mecs vont tomber comme des mouches devant ta virilité ? Tu veux me faire payer l’accident avec Martin et ma petite rébellion de toute à l’heure, c’est ça ?
Petit con, va ! Ton parfum fait vibrer mes narines et brouille mon esprit. J’ai envie de t’embrasser, de te serrer fort contre moi. J’ai envie de toi, comme un fou. Et toi tu me balances de te lâcher les baskets pour que tu puisses aller voir ailleurs ? T’es vraiment un connard !
Une fois de plus, je sens la terre se dérober sous mes pieds. Et puisque tout semble perdu, je décide de tenter le tout pour tout. J’avance mon buste vers lui et je l’embrasse. C’est viscéral, je ne peux pas m’en empêcher. Non, je ne peux pas m’empêcher de lui montrer, dans ce lieu de baise dans lequel il veut que je le laisse seul pour aller voir ailleurs, que je l’aime, et à quel point je l’aime.
Dans mon geste désespéré, je trouve même l’audace de passer ma main derrière sa tête pour appuyer encore plus mes lèvres sur les siennes, pour l’empêcher de se dégager dans la seconde. Je ne peux pas renoncer à lui donner un bisou pour qu’il se souvienne de moi lorsque dans quelques instants il sera peut-être tenté de glisser sa queue dans la bouche d’un inconnu.
Pris par surprise, il faut une petite seconde à mon beau brun pour réagir. Mais très vite ses mains attrapent les miennes, les décollent de sa nuque, les balancent loin, avec un geste énervé.
Je n’ai que le temps de capter son regard noir plein de colère. Jérém fait demi-tour, sans un mot, et s’enfonce dans la pénombre encore plus trouble de ce deuxième couloir.
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