JN01068 Petit accident à la sortie du KL et ses conséquences
Nous venons de quitter la salle techno et nous ne sommes plus qu’à quelques pas de la sortie, lorsque je ressens une forte pression sur l’épaule. Je m’arrête net. Je sais que c’est sa main. J’ai redouté que cela puisse arriver, tout autant que je l’ai souhaité. Je me retourne. Jérém est là, et me regarde fixement. Il a l’air très contrarié, dans ses yeux, le regard noir des mauvais jours.
« Tu fais quoi ? il me questionne sur un ton autoritaire.
— Je vais rentrer » je lui balance en lui indiquant Martin qui, ne s’étant pas rendu compte tout de suite de mon arrêt brutal, s’est arrêté quelques pas plus loin et regarde la scène à distance.
« Avec lui ?
— Oui…
— Tu vas pas faire ça ? il me lance.
— Et pourquoi pas ? Tu as une autre option à me proposer ?
— Ça se peut bien !
— Tu n’étais pas parti avec cette pouffe, toi ?
— Mais tais-toi, tu n’as rien pigé !
— De toute façon, maintenant c’est trop tard, je lui ai dit oui.
— Alors casse-toi et ne vient plus de me faire chier ! » il me balance à la figure. Puis, il fait demi-tour et se barre.
Une partie de moi a envie de le laisser filer et de partir avec Martin sans tenir compte de son caca nerveux, de lui montrer que je ne suis pas son toutou, que je peux avoir des aventures de mon côté, comme lui a les siennes. Et que je n’ai pas de comptes à lui rendre, tout comme lui estime ne pas en avoir à en rendre vis-à-vis de moi.
Je le regarde filer tout droit, revenir à grand pas vers la salle, s’éloigner de moi sans se retourner. Jérém n’est pas le genre de gars à supplier. Il demande, ou plutôt il commande. Il n’est pas habitué à ce qu’on lui dise non, et sa réaction est sans appel.
Une partie de moi crie à tue-tête qu’il mériterait mille, dix mille gifles pour être aussi arrogant, aussi inconséquent, aussi hypocrite, aussi culotté pour me faire ce genre de sketch.
Et pourtant, l’image de Jérém qui s’éloigne de moi, avec une démarche sèche et rapide dans laquelle je ressens toute sa jalousie me prend aux tripes. La peur de le perdre pour de bon, et par ma faute, me tétanise.
Alors, dans le doute, dans la crainte, dans ma faiblesse, dans mon amour, ignorant désormais le beau Martin, je cours rattraper mon beau brun. Et tant pis si mon amour propre va encore en prendre un coup.
Je le rejoins juste avant qu’il ne s’engouffre à nouveau dans la salle. Je pose à mon tour ma main sur son épaule. Jérém se retourne comme une furie, il me repousse.
« Fiche-moi la paix ! » il me balance. Ses mots claquent comme un coup de feu.
J’ai quand même réussi à l’arrêter, et à le faire se retourner vers moi. Mais ses yeux noirs fulminent. J’ai toujours pensé que Jérém est encore plus sexy, si possible, quand il est énervé. Ceci dit, je crois que je n’ai pas intérêt à le provoquer davantage, car je crois qu’il est à deux doigts de me planter son poing dans la figure.
« C’est quoi l’option que tu as à me proposer ?
— Tu fais chier !
— Pourquoi, tu es jaloux ? je le cherche.
— Ferme ta gueule !
— Je ne te permet pas de…
— Ferme-là je te dis ! »
Très vite, je comprends la raison de l’insistance et l’urgence de Jérém à vouloir me faire taire.
« Ça va, les gars ? » j’entends la voix de Thibault nous questionner.
Le beau mécano vient de nous rejoindre. Je ne l’ai pas vu venir. Est-ce qu’il a assisté à une partie de la scène ? Est-ce qu’il en a compris les tenants et les aboutissants ?
« Ouais, répond le beau brun.
— Thierry te cherche.
— Il veut quoi ? fait Jérém sèchement.
— Il voudrait que tu le ramènes chez lui… lui et une nana.
— Maintenant ?
— Je peux les ramener, si tu veux, mais il te faudra ramener les autres plus tard.
— Non, c’est bon, j’y vais maintenant.
— T’es sûr ?
— Oui !
— T’as pas trop bu ?
— Je te dis que ça va aller ! Je vais rentrer et je vais me coucher. J’ai besoin de dormir avant le match de demain.
— Tu me ramènes ? je le questionne ouvertement.
— Si tu veux… »
Je suis content d’avoir osé, et je suis heureux de sa réponse. Je suis heureux de rentrer avec lui. Certes, nous avons deux incrustes. Mais j’espère bien qu’après avoir déposé Thierry et sa meuf, Jérém m’amènera faire un tour dans l’appart de la rue de la Colombette. Et j’espère aussi avoir l’occasion de l’entendre s’exprimer un peu plus sur le sketch qu’il vient de me faire.
« Ok, rentrez bien alors, j’entends le beau mécano nous lancer.
— On se voit demain aprèm » fait Jérém, tout en passant un bras derrière l’épaule du beau mécano et en y allant franco de la bise, alors que les pectoraux, tout juste séparés par deux fines couches de coton, se frôlent.
Nous retrouvons Thierry en train de fumer juste à côté de la sortie de la boîte. Une petite brune à quelques mètres de là est en train de discuter au téléphone.
« On y va ? fait Jérém sèchement en l’apercevant.
— Désolé de t’embêter, mec, mais Justine veut rentrer.
— Dis plutôt que tu veux te la taper, oui !
— Je te revaudrai ça, mon pote, fait le charmant Thierry, le regard fripon et très sexy.
— T’inquiète, je te dois bien ça ! »
Une minute plus tard, nous sommes dans la 205 rouge feu et nous roulons en direction du centre-ville. Installé dans le siège conducteur à côté de Jérém, je regarde la rocade défiler, tout en essayant de ne pas me laisser happer par les malaises que je ressens vis-à-vis de Thierry et de la nana– qui roucoulent à tout va à l’arrière de la voiture – et celui vis-à-vis de Jérém qui, le regard fermé, froid, ne lâche pas un traître mot.
Je donnerais cher pour savoir ce qui se passe dans sa tête. Pour savoir s’il est énervé, vexé, jaloux, pour savoir ce qui le tracasse, vraiment, dans son for intérieur. Plus les minutes passent, plus il me tarde, en même temps que je le redoute, de déposer Thierry et Justine pour me retrouver seul avec mon bobrun et avoir une explication avec lui.
Je me demande si Jérém avait vraiment prévu de rentrer avec moi cette nuit. Ou bien si cette « option » n’est justement pas la conséquence de m’avoir vu lui échapper, de m’avoir vu partir avec Martin…
Et si Thierry n’avait pas été pressé de rentrer pour conclure avec cette nana, est ce que Jérém aurait eu le cran de repartir une fois de plus de boîte, seul avec moi ?
Quoi qu’il en soit, ce quiproquo a quand même eu du bon. Il a obligé mon beau brun à sortir à découvert, à montrer sa jalousie, à se montrer possessif. A se « battre » pour me retenir. Et ça, j’ai vraiment beaucoup kiffé.
Même si, en le regardant conduire, renfermé dans son silence obstiné, je sens que tout ça va avoir des conséquences. Je sens que l’orage gronde dans sa jolie tête, et je sais que ça va tomber dès que nous serons que tous les deux.
Nous quittons la rocade à Purpan, et Jérém se gare devant le portail d’une résidence à proximité de l’hôpital. Je descends de la 205 pour laisser passer les deux tourtereaux.
« Merci Jéjé, merci beaucoup, fait Thierry en quittant la voiture.
— Amusez-vous bien » lui lance Jérém, tout en saluant son pote avec une bonne poignée de mec et avec un regard complice.
Je reprends place dans la 205 et Jérém repart aussitôt, sans un mot. Lorsque nous rejoignons l’avenue d’Angleterre, je le vois prendre une profonde inspiration, se frotter le nez, l’attitude d’une valve de cocotte prête à relâcher la pression accumulée depuis un long moment.
Je sens que c’est maintenant que ça va tomber. Trois, deux, un… BAM !
« C’était qui ce bouffon ? il me hurle dessus, en laissant exploser sa colère.
— Et sinon, c’était qui cette pouffe avec qui je t’ai vu partir ? je lui balance du tac-au-tac, excédé par son culot.
— T’as rien compris ! C’est juste une pote !
— Une pote qui t’a sucé dans ta voiture ?
— Une pote qui est partie au Pas de la Casa et qui m’a dépanné pour les cigarettes ! »
Ah… c’était donc ça, cette nana ? Mince, alors…
Ok, je me suis trompé, je me suis laissé berner par les apparences, j’ai vraiment cru que Jérém allait partir avec cette nana pour s’envoyer en l’air. Mais ce n’est pas comme s’il n’était pas capable de me faire un tel sketch ! Je n’ai toujours pas digéré ce qui s’est passé le week-end dernier !
« Un mec qui m’a proposé de finir la soirée avec lui, je réponds enfin à sa question, en jouant cartes sur table.
— Et tu as dit oui…il me gronde.
— Parce que je croyais que tu étais parti t’envoyer en l’air ! »
Bien évidemment, si j’avais su qu’il y avait une chance pour que nous rentrions ensemble, jamais je ne me serais laissé aborder par Martin. Mais en le voyant partir accompagné, mon sang n’a fait qu’un tour. Je ne pouvais pas supporter de me faire humilier de cette façon, une fois de plus. Aussi, si Martin n’avait pas été là, j’aurais pris sur moi. Mais Martin était là, et je me suis laissé emporter.
« Et ce n’était pas le cas ! il me crie dessus.
— C’est pas comme si ça n’avait jamais été le cas, comme si tu n’avais jamais préféré coucher avec une nana au lieu de coucher avec moi ! »
Sa main frémit sur le volant. Ses yeux ne quittent pas la route, mais un léger mouvement de son regard et une bruyante inspiration par le nez me font comprendre que le beau brun accuse le coup.
Je trouve ce sketch intolérablement culotté de sa part, mais également très plaisant à entendre. Ainsi, à sa façon, il tient à moi. A moins que ce ne soit tout simplement qu’une question d’ego.
Quoi qu’il en soit, il est évident que le beau mâle est vraiment contrarié.
« Tu coucherais avec n’importe qui ! il me lance avec mépris.
— Pourquoi n’importe qui ? Il n’était pas mal ce mec. Même pas mal du tout, je repars à l’attaque.
— C’est pas un mec pour toi ! » il gronde. Du mépris à la mauvaise foi, sa contre-attaque monte en puissance. Mais son arsenal est pauvre de munitions.
« Ah bon, fais-je sur un ton provocateur, et maintenant tu sais quels mecs sont bons pour moi ou ceux qui ne le sont pas ?
— T’as pas à faire ta chaudasse avec tous les mecs !
— Bah tiens, tu peux bien parler ! je fais, mauvais.
— Quoi donc ? il s’énerve.
— Ça te va bien de me faire la morale, toi qui baises tout ce qui bouge. Tu crois que la pouffe que tu t’es tapée samedi dernier est une nana pour toi ? »
Jérém accuse un nouveau coup. Je sens que la colère monte en lui à un niveau dangereux.
« C’est pas pareil ! il me balance sur un ton très agressif.
— En quoi ce n’est pas pareil ? Tu m’as dit que tu n’as pas de comptes à me rendre. Pourquoi j’aurai des comptes à te rendre, moi ? Tu me sonnes quand l’envie te prend, tu me jettes quand ça te chante ! »
Jérém se mure dans un silence hostile. Touché une nouvelle fois, le cuirassé « Jérém » tangue, chancelle sérieusement. De la fumée sort du pont, il y a le feu à bord. Le système de communication doit être touché aussi, car aucun signal radio ne vient.
Je regarde le haut de son torse onduler au rythme de ses respirations nerveuses. Et qu’est-ce qu’il est sexyyyyyyyyy !
Une fois n’est pas coutume, je sens que je suis en position de force, alors j’en profite pour mener à bien ma manœuvre. J’ai envie de le mettre face à lui-même, devant ses contradictions, de le repousser dans ses derniers retranchements.
« Tu me prends, tu me jettes, puis tu m’ignores. Il n’y a toujours que tes envies qui comptent, et tu te fiches de ce que je ressens et de ce dont j’ai envie. Je ne suis pas ton jouet, ni ton toutou !
Je ne te demande rien, tu sais, je continue après un instant de silence lourd. Tu le sais que j’adore être avec toi, coucher avec toi, et qu’il te suffit d’un mot pour m’avoir près de toi. Mais quand tu me jettes pour aller voir ailleurs, et sous mes yeux en plus, comme tu l’as fait le week-end dernier, alors là, ne me demande surtout pas de t’attendre sagement !
— T’as baisé avec le pédé de l’autre jour ? » il me lance à brûle-pourpoint.
S’il remet ça sur la table, après m’avoir déjà posé la question en quittant le vestiaire du terrain de rugby le soir de notre « entraînement » à deux, c’est que ça doit vraiment le tracasser.
« Le pédé a un nom. Il s’appelle Stéphane, j’assène froidement.
— T’as baisé avec lui ou pas ? il insiste.
— Oui, j’ai couché avec lui, je finis par admettre.
— T’as menti l’autre jour ! il gronde.
— Non, je ne t’ai pas menti, je m’arrange une nouvelle fois avec la réalité. Ça s’est passé après. Ça s’est passé dimanche dernier. Tu te souviens que samedi dernier tu m’as jeté comme une merde ? »
Je vois mon beau brun froncer les sourcils, je vois son regard tourner de l’orage à la tornade. Le silence qui suit mes mots a quelque chose de lugubre.
Ce n’est pas beau de frapper l’adversaire à terre. Mais je ne peux pas m’empêcher de lui balancer, en écho aux mots qu’il m’a lui-même balancés un peu plus tôt dans la soirée :
« Tu fais la tête ? »
Oui, c’est officiel. Moi aussi je peux être un petit con.
« Ta gueule ! » il finit par lâcher, mauvais.
Un silence assourdissant s’étire pendant les dernières interminables minutes du voyage. Je sens comme la vibration des questions qui se bousculent dans sa tête et qu’il ne sait pas, ou qu’il n’ose pas, verbaliser.
« Alors il t’a fait des trucs de pédé que je ne te fais pas ? j’entends Jérém me balancer, alors que nous sommes arrêtés à un feu rouge.
— Alors, la pouffe de samedi dernier t’a fait des trucs d’hétéro que je ne te fais pas ? je réponds du tac au tac.
— Connard !
— Connard toi-même. Samedi dernier tu m’as chauffé à blanc et après tu as été baiser cette nana. Alors le lendemain j’ai été coucher ailleurs. C’est aussi simple que ça. Il n’y a pas que toi qui as des occasions ! »
Je sais que le beau brun est en train de bouillir. Je le vois à son attitude crispée, figée, je l’entends à son silence. Je viens de le mettre face à ses contradictions, une situation pour lui inédite. Je sens qu’il a du mal à ruminer ce que je viens de lui balancer. Et je sais que ça ne va pas se passer comme ça.
Nous traversons le Pont Neuf dans un silence pesant. Je me demande quelles sont ses intentions pour cette nuit. Est-ce qu’il prévoit une bonne baise bien chaude dans son appart, est-ce qu’il prévoit de se défouler sexuellement sur moi pour « laver » l’affront que j’ai failli lui faire en envisageant de finir la soirée avec Martin, ainsi que ma mutinerie, le fait de l’avoir cherché et provoqué pendant tout le trajet en voiture ? Ou bien, est-ce que sa réaction, sa vengeance vont être tout simplement de me lâcher dans ma rue, sans un mot ?
De boulevard en allée, de feu en feu, je le vois prendre la direction de la rue de la Colombette. Au final, je ne sais pas si je dois me sentir soulagé ou inquiet de cela.
J’ai terriblement envie de terminer la soirée avec lui. Le fait est que je ne sais pas quelles vont être ses intentions. Je ne crois pas vraiment que je vais avoir droit à des explications de sa part, à une discussion apaisée pour mettre les choses à plat entre nous. Je pense plutôt que ce qui m’attend est une baise chaude et sauvage, suivie d’une froideur glaçante. J’ai peur de « l’après ». J’ai peur aussi des mots blessants qu’il pourrait me balancer, notamment si l’envie me prenait de chercher un peu de tendresse auprès de lui ou de ressayer de lui parler.
La tendresse et le dialogue, voilà deux « choses » qui, à bien y regarder, me manquent plus encore que le sexe avec Jérém. Et ce n’est pas peu dire.
Nous parcourons la rue d’un bout à l’autre sans trouver la moindre place pour nous garer. Nous débouchons sur le Canal et, par chance, nous trouvons une place libre juste avant le pont des allées Jean Jaurès.
Jérém se gare avec un créneau impeccable dans la petite place disponible, toujours sans un mot. Le frein à main tiré, je le vois s’immobiliser. Je regarde cette sculpture grecque qu’est son torse moulé dans son t-shirt blanc, avec sa chaînette de mec abandonnée sur le coton fin, la clope au bec, le briquet à la main, en train de fixer je ne sais pas quoi à travers la vitre. Le beau brun a vraiment l’air très contrarié, et ça le rend sexy à un point que je ne saurais même pas exprimer. Pendant un instant, j’ai l’impression qu’il est en train de réfléchir à quelque chose et qu’il va me parler.
Mais les secondes s’enchaînent et rien ne vient. J’ai envie de lui dire tant de choses, j’ai envie de lui dire que nous pourrions être tellement plus heureux tous les deux si seulement il acceptait que ce que nous vivons est beau et qu’il n’y a pas de honte à avoir. Mais j’ai avant tout envie de lui dire que je suis amoureux fou de lui depuis le premier jour du lycée et que la baise ne me suffit plus, car elle ne m’a jamais suffi.
Mais je n’ose pas, car j’ai peur de le contrarier encore davantage. Chaque seconde de silence distille une tension qui commence vraiment à devenir insupportable.
Jérém, parle-moi, s’il te plaît !
Puis, à un moment, j’ai l’impression que le miracle va enfin se produire. Je vois mon bobrun prendre une profonde inspiration, de celles qu’on s’offre avant de sortir des mots difficiles à prononcer. Ça y est, il va me parler !
« Tu descends ? » il finit par me lancer sur un ton froid, cassant, en douchant mes espoirs d’une conversation constructive.
Le ton de sa voix n’exprime pas de colère, enfin, plus de colère, mais de la froideur, et de la distance, beaucoup de distance. Je m’exécute, je quitte sa voiture, la mort dans le cœur, alors qu’une profonde déception s’empare de moi. Plus que jamais, je me demande ce qui va se passer maintenant. Je suis de moins en moins sûr que je vais avoir le droit de monter à son appart.
Jérém ferme la porte de son côté et allume enfin sa cigarette. Sans me calculer, il marche en direction de la rue de la Colombette en lâchant derrière lui un épais nuage de fumée.
La nuit est tiède, le vent d’Autan souffle toujours, secouant les branches et le feuillage des platanes qui bordent le Canal. Je regarde l’eau qui coule paisiblement quelques mètres plus bas et je trouve saisissant le contraste entre l’immuabilité des éléments et le caractère éphémère et changeant des émotions et des passions humaines.
Je commence à angoisser sur le fait que cette soirée se finisse de la pire des façons, sans autre explication, chacun partant de son côté. Mais pourquoi m’aurait-il amené de ce côté de la ville si c’était pour me laisser repartir ?
Le vent d’Autan qui souffle sur ma peau me rappelle un moment de mon enfance. Il s’agit d’un autre souvenir de la ferme de mes grands-parents maternels, située dans le Lauragais, où nous nous rendions parfois dîner le dimanche. Je me souviens de ce vent d’Autan qui au printemps soufflait de façon insistante, qui balayait la cour, s’engouffrait sous les hangars, secouait les sapinettes, faisait grincer les branches des arbres et les tôles de l’appentis, faisait onduler l’herbe, le blé en train de mûrir, ou les jeunes plantes de tournesol qui venaient de sortir de terre. Je me souviens de cette ferme isolée et harcelée par le vent d’Autan, je me souviens de ces balades solitaires dans les champs, des moments qui étaient mon échappatoire vis-à-vis de ces repas qui s’éternisaient de façon insupportable pour l’enfant que j’étais à l’époque.
Je me souviens de la sensation de calme qui se dégageait de ces dimanches après-midi après le repas de famille, de ce silence où seul le vent d’Autan osait se manifester. Et je me souviens de la profonde sensation de solitude que je ressentais en présence de ce vent d’Autan monotone, imperturbable, inlassable.
Le vent d’Autan associé à une profonde sensation de solitude, voilà ce que je ressentais pendant ces balades du dimanche. Et c’est exactement ce que je ressens à nouveau à cet instant précis, en marchant derrière mon beau brun le long du Canal. Tout en me disant qu’il n’y a pas solitude plus cruelle que celle que nous ressentons à proximité de la personne aimée, lorsqu’on sait que nous sommes en passe de la perdre.
Nous venons de passer l’intersection avec la rue Gabriel Péri et je ressens soudain un frisson monter dans le ventre. C’est lorsque j’aperçois l’enseigne rouge vif du On Off se dressant juste devant nous. Et alors que je m’attends à que Jérém trace direct vers la rue de la Colombette, il s’arrête pile à hauteur de l’entrée de la célèbre boîte gay sur le Canal.
Le dos appuyé à un platane, il allume une nouvelle cigarette. L’air de rien, je sais qu’il regarde ce qui se passe de l’autre côté du boulevard Riquet.
A côté de l’entrée de la boîte, cinq mecs discutent entre eux. Parmi eux, je capte immédiatement la présence d’un mec plus grand et à la plastique plus intéressante que les autres. Brun, très brun, avec des cheveux courts et épais et une barbe drue et plutôt bien entretenue. Aussi, son t-shirt noir semble mouler un torse tout simplement fabuleux, une plastique à la fois puissante et féline.
Mon regard tangue entre la bogossitude vexée de mon Jérém au t-shirt blanc et la beauté ravageuse de cet inconnu au t-shirt noir.
Au fond de moi, je culpabilise un peu de ressentir ce besoin irrépressible de regarder autant ce mec, alors que je suis avec le gars le plus canon à mes yeux, le gars que j’aime.
Le fait est que lorsqu’on est autant passionné de beauté masculine que je le suis, et lorsqu’on croise un chef-d’œuvre dans le genre de ce beau barbu inconnu, on ne peut pas détourner le regard.
Ce serait comme être passionné de peinture impressionniste, et s’interdire une visite au Musée d’Orsay sous prétexte que nous avons à la maison, admettons, la peinture originale du Déjeuner sur l’herbe. Lorsqu’on est passionné, la possession est accessoire, mais la contemplation nécessaire.
Mais en amont de toutes ces considérations, je me demande ce que nous foutons ici. Qu’est-ce qui se passe dans la tête de Jérém à cet instant précis ? Est-ce qu’il est lui aussi en train de mater ce beau barbu, de très loin le plus sexy de cette bande de gars ? Mais il cherche quoi, au fait ? Est-ce qu’il a déjà mis les pieds dans cette boîte ? Est-ce que ça lui trotte dans la tête ? Est-ce qu’il est en « repérage » pour y revenir plus tard ? Quand je pense que cette boîte gay n’est qu’à quelques centaines de mètres de son appart, je ressens une immense inquiétude m’envahir. Jérém n’aura aucun problème à me remplacer, s’il veut baiser un mec.
« On fait quoi, là ? je finis par lui demander.
— Tu fais ce que tu veux, moi je fume ma cigarette ! »
Me voilà bien avancé.
Les gars à côté de l’entrée du On Off discutent assez fort pour que j’arrive à capter quelques passages de leur conversation. Je les entends parler de « Ciguë », de « B-Machine », autant d’endroits du milieu gay toulousain que je connais de nom, mais où je n’ai jamais osé poser le pied.
Le beau barbu ne parle presque pas, se contentant de fumer sa cigarette.
Parmi les gars de la petite bande, il y en a au moins deux qui ont l’air assez maniérés, et qui semblent prendre plaisir à en jouer. Je me demande également ce que Jérém pense en les regardant. Est-ce qu’il les regarde avec mépris ou, pire, avec dégoût ? Est-ce que c’est ça qu’il voit lorsqu’il me regarde ? Rien d’autre qu’un petit mec efféminé et maniéré ? C’est ça qui le dégoûte de moi ?
C’est là que je vois mon beau brun écraser son mégot.
« On rentre ? je ne peux me retenir de lui demander.
— Vas-y, rentre si tu veux, il me répond, glacial.
— Mais tu vas faire quoi ? je reviens à la charge, alors que j’ai l’impression qu’il se prépare à traverser le boulevard.
— Mais tu ne vas pas rentrer là-dedans ? j’insiste, alors que j’ai désormais la certitude qu’il se dirige exactement vers l’enseigne lumineuse rouge vif.
— Ah bon, et pourquoi ça ?
— Mais c’est une boîte… à mecs… !
— Sans blagues, je croyais que c’était une boulangerie » il se moque, mauvais.
Ce n’est pas possible. Mon cœur s’emballe. Je sens la terre se dérober sous mes pieds.
« Tu veux pas plutôt qu’on rentre et que je te fasse plaisir ? » je tente le tout pour tout. Je lui balance ça sur un ton qui doit laisser transparaître mon inquiétude et ma jalousie grandissantes.
Jérém s’arrête net et me balance :
« Ecoute-moi bien. J’ai envie de rentrer dans cette boîte et j’y rentrerai. Alors arrête de me casser les couilles ! »
Avant d’ajouter, à ma grande surprise : « Soit tu viens, soit tu dégages ! »
Mais qu’est-ce qu’il cherche ce petit con ? A savoir s’il plaît aux pédés ? Tester l’effet qu’il fait au milieu d’une boîte remplie de gays ? Mais il n’est nul besoin de tester ça, c’est une évidence. S’il met un pied dans cette boîte, il va provoquer une émeute !
Je sais que dès qu’il va mettre un orteil dans cet endroit, tous les regards vont converger sur lui. Et les désirs également. Et je sais aussi qu’il lui suffirait d’un claquement de doigts – ou de braguette – pour me remplacer au pied levé. Et je sais qu’il a parfaitement conscience de cela.
S’il te plaît, Jérém, s’il te plaît, renonce. Je suis là, je suis Nico, ton Nico. Allez Jérém, rentrons. Car ici tu ne trouveras personne qui te fera tout ce que je te fais, avec tant d’application, avec tant d’amour. Allez, s’il te plaît, rentrons. Ce soir je vais te faire jouir comme jamais. C’est promis, tu ne vas pas le regretter. Et puis, tu ne peux pas me faire ça, non, tu ne peux pas !
Tout cela fuse dans ma tête sans que j’ose le verbaliser.
« Mais Jérém… je tente une dernière fois de le retenir.
— Fiche moi la paix » il me balance méchamment, tout en s’allumant une nouvelle clope, avant de traverser le boulevard derrière une voiture qui vient de passer.
Je suis tellement abasourdi que je me laisse devancer de quelques pas avant de réagir et de lui emboîter le pas.
De l’autre côté du boulevard, les basses étouffées de la musique techno du On Off résonnent dans la nuit tiède.
En attendant que Jérém finisse sa clope, je laisse mon regard se balader discrètement pour essayer de me familiariser avec les lieux.
Mais il est très vite happé par le beau brun barbu au t-shirt noir.
Le gars doit avoir environ 25 ans, et il doit faire 1 mètre 80, je dirais. Vu de près, ma première impression se confirme pleinement. Le mec est superbement bien foutu, son torse est magnifique, ses épaules ont un angle de chute juste divin. Son physique est à la fois élancé et musclé, avec des bras puissants et des grandes mains de mec. Et ce t-shirt noir avec col en V qui souligne diaboliquement son anatomie est juste à se damner.
Je ne m’étais pas trompé, le gars est brun, très brun. Aussi brun que mon Jérém. Et il a lui aussi la peau bien mate.
Il a un visage de type effilé, coiffé par de beaux cheveux bruns très fournis et garni par une barbe brune soigneusement entretenue. Elle part de ses oreilles, habille la mâchoire, se déploie autour du menton et descend assez profondément autour de son cou. Elle remonte, empruntant deux chemins de part et d’autre de ses lèvres charnues et sensuelles, des chemins qui se rejoignent en dessous de son nez, droit et harmonieusement puissant.
Ses yeux vifs, pénétrants, balayent sans cesse l’espace, son attitude semble sans cesse dégager une intense vigueur de mâle dominant. Le mec a un côté « jeune premier » qu’il exhibe avec fierté et qu’il assume sans complexes.
Les épaules appuyées contre le mur, le bassin et la bosse bien en avant, la main droite dans la poche du jeans, la gauche faisant des voyages incessants vers ses lèvres pour y poser une clope qu’il fume avec une nonchalance totale et assumée, une attitude très sexy : j’ai la nette impression que son attitude dégage une certaine arrogance, une assurance certaine, une sorte d’air de supériorité et de dédain pour ce et ceux qui l’entourent. Clairement, le gars sait qu’il est canon, et il n’a pas l’air de se prendre pour une merde.
Avant l’arrivée de Jérém, ce mec était certainement assuré d’être le mec le plus séduisant dans les parages. Tout comme Jérém l’était, avant de s’arrêter devant le On Off.
Et maintenant ? Est-ce que par le biais des regards rapides et furtifs que je capte de temps à autre, d’une part et d’autre, est-ce que les deux bombasses brunes ne seraient pas en train de se toiser, de se jauger ?
T-shirt blanc, t-shirt noir, deux façons opposées et tout aussi redoutables de mettre en valeur la bogossitude. Et alors que le t-shirt blanc crée un contraste terriblement sexy avec les cheveux bruns et la peau mate de mon Jérém, la couleur noire du t-shirt du bel inconnu accentue à l’extrême le côté brun et mystérieux de son apparence et de son attitude.
Un très beau brun au t-shirt blanc d’un côté, un brun très beau au t-shirt noir de l’autre, les mêmes attitudes de mâles sexy et dominant : cette nuit, l’entrée du On Off brille de mille feux. Pour ma première fois au On Off, ça promet. Je dois veiller au grain.
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