LT0105 Le livre de Thibault – La fin des amitiés.
Mercredi 15 août 2001, 23h49, chez toi.
Un peu plus tôt dans la journée, ton pote t’a envoyé un message pour te dire qu’il rentrerait de Paris dans la soirée. Mais pas un mot sur comment s’est passé son entretien.
Alors, tu attends avec impatience son retour pour en savoir davantage.
Lorsque tu entends la porte de ton appart s’ouvrir, tu ressens un immense bonheur. Parce que ton pote est là. Tu es soulagé. Et heureux.
— Alors, comment ça s’est passé à Paris ?
— Je n’ai pas été à Paris…
— Mais tu m’as dit…
— Je n’y suis pas allé ! il te coupe sèchement.
Tu as l’impression que ton pote est torché, qu’il est énervé, mais aussi abattu.
— Et t’étais passé où ? T’as pas dormi à la rue quand-même !
— J’étais à Toulouse…
— Mais où ?
— Ça n’a pas d’importance…
— Tu fais chier, Jé ! tu t’emportes, en t’approchant de lui.
— J’avais besoin de prendre l’air.
— C’est quoi ce bleu ? tu t’inquiètes, en découvrant la trace du coup que ton pote porte sur son visage et qu’il avait été masqué jusque-là par la pénombre.
— C’est rien, t’inquiète,
— Tu t’s encore battu ?
— C’est rien, je te dis ! il s’agace, en levant sensiblement le ton de la voix et en partant très vite vers le balcon, tout en s’allumant une cigarette.
— Mais qu’est ce qui va pas Jé ? tu lui lances sur un ton ferme et bienveillant, tout en lui taxant une cigarette qui se trouve être la dernière.
— Tout va bien, très bien, il fait, amer.
— On ne dirait pas, tu insistes, tout en allumant ta cigarette et en tirant une première taffe.
— Mais putain, tu as une touche avec le Racing, tu devrais être heureux !
— Fait chier que le Stade n’ait pas voulu de moi ! il lâche sèchement.
— Je sais, je sais, mais il ne faut pas regarder ce que tu n’as pas eu, il faut regarder ce que tu as eu. Il y a plein de gars qui seraient heureux à ta place. Tu as la possibilité de montrer ton talent à tout le petit monde du rugby. Tu vas tout donner, et dans un an le Racing sera dans le Top14. Il le sera grâce à toi, et un jour il sera plus fort que le Stade. Tu vas voir, dans un an, tout le monde va te manger dans la main !
— Je n’ai pas envie d’aller à Paris !
— Ne dis pas de bêtises !
— Je rigole pas !
Tu regardes ton pote en train de fumer en silence. Il a l’air si nerveux, et si triste. Ça te serre le cœur de le voir comme ça.
— C’est ça qui te prend la tête, tu le lances.
— De quoi tu parles ?
— Le fait d’être loin de Nico.
— Tu me saoules, tu dis n’importe quoi !
— Je ne crois pas !
— De toute façon c’est fini, je l’ai largué !
— Tu déconnes…
— Pas du tout !
— Mais pourquoi tu as fait ça ? tu t’étonnes.
— Parce que ça ne rime avec rien, rien du tout ! Parce que c’était une connerie et j’aurais dû arrêter tout ça bien plus tôt, ça n’aurait même jamais dû commencer !
— Pourquoi tu dis ça, Jé ? Nico a besoin de toi, mais toi aussi tu as besoin de lui…
— De toute façon, je ne pourrais jamais être le genre de gars qu’il lui faut. Il veut être avec un pédé comme lui. Et moi je veux pas. A Paris, je vais tout recommencer à zéro. Fini les conneries, je veux redevenir le mec que j’étais avant. A Paris, il n’y aura que des meufs dans mon pieu !
— Tu tiens à lui quand même, ça crève les yeux !
Jérém se tait, le regard dans le vide.
Vous fumez côte à côte, appuyés à la rambarde de la terrasse, en silence. Tu fermes les yeux et tu écoutes les bruits légers de la nuit, la respiration de ton pote, ses inspirations, ses expirations. Le parfum de son déo mélangé à l’odeur de cigarette arrive à tes narines et provoque une petite tempête dans ton cerveau.
Tu as terriblement envie de le prendre dans tes bras et de le rassurer. Mais tu as peur de sa réaction. Alors, tu cherches les bons mots pour lui remonter le moral. Tout en essayant de résister à cette tendresse infinie qui t’attire vers lui.
— Je ne sais pas ce qui m’arrive, il lâche de but en blanc, la voix cassée par les larmes, tout en se tournant légèrement vers toi.
Immédiatement, tu jettes ta cigarette à moitié fumée et tu le serres fort contre toi. Dans tes bras, ses sanglots silencieux résonnent dans la nuit.
Ça fait bien longtemps que tu n’as pas vu ton pote pleurer. Et ça te déchire les tripes.
— Je ne veux pas devenir pédé !
— Dis pas ça, dis pas ça ! Tu es un sacré bonhomme, et rien ne pourra changer ça !
— Je ne suis rien !
— Si, tu es mon pote, mon plus grand pote, et quoi qu’il arrive, tu seras toujours mon pote Jé !
Tu le serres encore un peu plus fort contre toi. Tu es ému. Mais aussi troublé.
Troublé par le contact du visage de ton pote dans le creux de ton épaule, par l’odeur de sa peau, par le contact de son torse contre le tien, par la proximité de son cou, de cette oreille qui semblent appeler le contact avec tes lèvres, par la proximité de ses cheveux bruns qui semblent implorer la caresse de ta main.
— Si tu savais comment c’est dur, il lâche, en sanglotant nerveusement.
— Il ne faut pas se prendre la tête comme ça. Il faut lâcher prise, accepter les choses telles qu’elles sont. Arrête de te faire du mal, arrête de te punir !
— Ça me dégoûte, je me dégoûte ! Parfois, j’ai envie de me foutre en l’air !
— Regarde-moi, Jé, tu lui claques à la figure immédiatement et fermement.
— Regarde-moi, je te dis ! tu insistes jusqu’à capter le regard de ton pote.
— Ne dis pas ça, ne le dis même pas pour rigoler. Je te le répète, tu es un sacré mec, tu as tout pour toi. Tu es beau, intelligent, adroit, malin, tu as un talent fou pour le rugby et pour tout un tas d’autres choses. Tu peux tout faire, tout réussir !
— Et en plus tu as la chance d’avoir un mec qui est dingue de toi ! Et il est dingue de toi malgré ton caractère de cochon ! Et ça, putain, c’est beau et précieux ! Ne gâche pas ça !
Ton pote se tait, la respiration saccadée, fébrile.
— Et puis, n’oublie pas que tu m’as, moi ! Tu comprends, Jé ? Tu m’as, moi ! Quoi qu’il arrive, je serai toujours là. Tu es comme mon frère et je te soutiendrai toujours ! Toujours !
— Ne pense jamais à te foutre en l’air, mon pote ! Tu gâcherais ton destin, et tu gâcherais ma vie aussi. Je ne pourrais pas vivre dans un monde où tu n’es plus !
— Tu es vraiment un pote en or, Thib !
— Toi aussi tu es un pote en or, Jé !
Une minute plus tard, vous êtes allongés sur le clic clac. Tu te tournes vers ton pote et tu le prends dans tes bras.
La détresse de ton pote te touche, sa proximité te bouleverse.
Rester là, l’un contre l’autre, le corps chaud et musclé de ton pote contre le tien, la douceur familière et apaisante de sa peau contre la tienne, rester là, en silence, en laissant la tendresse exprimer ce que dix-mille mots ne sauraient mieux formuler.
Peu à peu, sa respiration s’apaise, ses muscles se détendent. Et tu ressens en toi un bonheur si intense à appeler ses larmes. Un bonheur qui ressemble à une petite ivresse, une ivresse dans laquelle tu te sens perdre pied.
Tes lèvres frémissent, hésitent. Mais pas longtemps. Un bisou léger, puis deux, puis dix, se posent sur le cou de ton pote.
C’est tellement bon que tu ne peux plus t’arrêter. D’autant plus que ton Jé semble accepter et apprécier cette marque de tendresse et d’affection.
Mais au bout d’un moment, si court et si long à la fois, il se retourne brusquement.
— Je suis désolé, tu tentes de te justifier, le cœur tapant à tout rompre dans ta poitrine.
Ton pote se tait, te regarde droit dans les yeux. Et, contrairement à ce que tu avais craint, ce que tu vois dans son regard te rassure.
Car son regard n’est pas fâché. Au contraire, c’est un regard doux, touchant, un regard qui accroche le tien et qui te fait fondre.
Vous vous fixez pendant un long instant, en silence. Et puis c’est comme une évidence.
Depuis quelque temps, tu avais senti que vis-à-vis de ton pote pas mal de choses étaient en passe de te dépasser. Tu avais bien senti que le risque qu’un accident se produise augmentait de jour en jour.
Tu avais conscience de jouer avec le feu. En tant que pompier, tu es bien placé pour savoir que pour prévenir l’incendie, il faut impérativement éloigner les éléments inflammables des sources de départ de feu potentielles. Tu es réputé pour être redoutablement efficace lors des mises en sécurité des scènes d’accident, et notamment dans la maîtrise des risques. Pourtant, dans ce cas précis, face au risque potentiel, tu as été incapable de prendre les précautions nécessaires pour l’annuler.
Et l’« accident » avait fini par se produire.
Ton pote avance son visage vers le tien. Les fronts se rencontrent, les nez se retrouvent, à nouveau.
Puis, à l’initiative de Jé, les lèvres s’effleurent.
Tu es fou de bonheur, mais des freins d’urgence s’activent en toi.
— On ne peut pas faire ça, Jé, tu lâches, te faisant violence pour résister aux flots impétueux du désir et de l’amour.
— J’ai envie, lâche ton pote alors que sa main se faufile déjà sous ton t-shirt.
Et lorsqu’il pose des bisous tout doux dans ton cou, tu te sens définitivement perdre pied. Les lèvres se cherchent désormais avec une fougue dévorante, les mains découvrent, caressent, excitent.
La nuit avance et les corps musclés s’enlacent, s’aiment, s’offrent mutuellement douceur, tendresse, plaisir. Et les jouissances des deux jeunes mâles se mélangent dans un feu d’artifice sensuel intense et émouvant.
Jeudi 16 août 2001.
Lorsque tu rouvres les yeux, le jour pointe déjà son nez. Tu regardes ta montre. Il n’est que 6h30. Et ton pote Jé est déjà parti.
Quelques heures plus tard, tu vas être contacté par le Stade Toulousain. Excellente nouvelle, pourtant si difficile à lui annoncer.
Samedi 25 août 2001, 17 heures.
Tu te demandes s’il sait ce qui s’est passé entre ton pote et toi. Tu redoutes sa réaction, ses mots. Tu es si mal à l’aise que tu n’as même pas le courage de tenter la bise.
Nico n’a pas l’air d’avoir la forme non plus.
— Dis-moi, Nico, tu as des nouvelles de Jéjé ? tu le questionnes, impatient, presque fiévreux.
— Non, ça fait deux semaines que je n’en ai pas…
— Il fait chier ! tu te laisses échapper, mort d’inquiétude.
— Mais il n’est pas chez toi ? il tombe des nues.
— Ça fait plus d’une semaine que je ne l’ai pas vu.
— Et tu n’as aucune nouvelle depuis, une semaine ??? il angoisse.
— J’ai su par des potes communs qu’il crèche chez une nana…
— Une nana ?!?!
— Je crois bien, oui. Mais il ne répond même pas à mes appels.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ?
Tu ne peux pas lui dire ce qui s’est passé. Ça lui ferait trop mal. Tu t’en veux terriblement.
A cet instant précis, tu n’es pas bien du tout dans tes baskets. Tu sors le paquet de clopes et t’en allumes une.
— Il a commencé à découcher le week-end d’il y a 15 jours, tu finis par lui raconter. Le vendredi soir, il m’a envoyé un SMS pour me dire qu’il partait à Paris pour le week-end pour rencontrer des gars du Racing. Sur le coup, je ne me suis pas inquiété, j’ai cru que c’était lié à ses essais d’embauche.
— Il n’est revenu qu’en milieu de semaine dernière. Mais il n’avait pas été à Paris…
— Ah bon ?
— Il m’a dit qu’il était resté à Toulouse et qu’il avait juste eu besoin de prendre l’air.
— Et il a dormi où, alors ?
— Ça, je ne sais pas, il n’a pas voulu me le dire non plus. Et en plus il avait un gros bleu sur la figure. Evidemment, il n’a pas voulu me dire ce qui lui était arrivé.
— Mais il ne t’a pas parlé de ce qui s’est passé entre nous ?
— Non, il ne m’en a pas parlé. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— C’est avec moi qu’il s’est battu.
— Avec toi ? Et c’est toi qui l’as cogné ?
— C’était le vendredi d’il y a deux semaines, justement, le premier soir où il a découché de chez toi. Cet après-midi-là, il est venu chez moi, on s’est disputés et il m’a fait sortir de mes gonds. Mais je le regrette, si tu savais comment je le regrette !
— T’as pas à te justifier, Nico
— J’ai cru que tu savais ce qui s’était passé et que tu m’en voulais de l’avoir frappé.
— Mais non, jamais de la vie, Nico. Je ne savais même pas que c’était avec toi qu’il s’était battu. Après, je sais aussi à quel point Jé peut être une tête de con quand il est en colère et combien il sait pousser les gens à bout.
— Je suis soulagé qu’il n’y a pas de malaise entre nous. J’ai cru que ton silence c’était à cause de ça.
Non, ton silence ne vient pas de ça. Il vient de la mauvaise conscience, de la culpabilité.
— Non, non, je t’assure ! Ça faisait un moment que je voulais t’appeler, mais les derniers jours ont été intenses. Le taf, la caserne, et tout le reste…
— Je comprends, t’en fais pas. J’aurais dû t’appeler. Mais dis-moi, du coup il est parti à Paris pour les sélections ou pas ?
— Si, si, il y a été lundi dernier et il est revenu avant-hier.
— Et il a été retenu ?
— Oui, ils l’ont pris.
Un mélange de joie sincère pour sa réussite, mais également de tristesse pour la distance géographique et sociale que cela va installer entre eux, voilà l’état d’esprit qui semble s’emparer de Nico à cet instant.
— Mais tu lui as parlé, alors !
— Pas vraiment. Jeudi soir j’ai essayé de l’appeler plusieurs fois pour savoir comment s’était passé à Paris. Il m’a répondu par SMS à trois heures du mat, en disant juste que c’était signé et qu’il allait démarrer les entraînements lundi prochain.
Nico semble recevoir cette nouvelle comme une baffe en pleine figure.
— Dans deux jours il repart à Paris et je ne sais même pas si je vais le voir d’ici là, tu considères tristement.
— Et moi, donc…
— Je sais, excuse-moi Nico !
— C’est rien, t’inquiète. Mais pourquoi il se comporte de cette façon avec toi ? il te questionne.
Tu écrases ton mégot, tu marques une pause, tu prends une grande inspiration. Tu hésites, tant sur la direction à donner à ta réponse que sur le choix des mots à utiliser.
— La semaine dernière j’ai été contacté par le Stade Toulousain, tu lâches.
— Le Stade Toulousain ? Et alors, ça s’est passé comment ?
— Ils m’ont engagé
— C’est vrai ?? Félicitations !
— Merci !
— Mais c’est génial !
— Je sais. Mais je n’arrive pas à m’en féliciter autant que je l’aurais imaginé…
— Et pourquoi ça ?
— La proposition du Racing est une belle opportunité pour Jé. Mais son rêve de toujours était de jouer au Stade. C’était notre rêve à tous les deux. On rêvait d’y jouer ensemble, comme depuis toujours. Et maintenant qu’ils m’ont recruté, et pas lui, ça lui a fichu un grand coup au moral. En plus, le Stade c’est le Top14, le Racing, c’est la Pro D2. Nous n’allons même pas pouvoir jouer en tant qu’adversaires !
— Mais pourquoi le Stade Toulousain n’a pas recruté Jérém, alors qu’il est l’un des meilleurs joueurs de votre équipe ?
— Jé n’est pas l’un des meilleurs joueurs, Jé est de loin le meilleur ailier que je connaisse. Un gars comme ça, ça te change une équipe. Je pense que s’il a été laissé sur la touche, c’est à cause de son petit caractère…
— Comment ça ?
— Jé est un gars qui s’emporte vite, surtout pendant le jeu. Il est sanguin, impulsif, râleur. Il s’est souvent pris la tête avec l’entraîneur, avec les arbitres, avec des co-équipiers et même avec l’équipe dirigeante. Jé est un champion sur le terrain, mais pas du tout dans la diplomatie. Quand il a un truc à dire, il n’y va pas par les quatre chemins.
— Mais il faut reconnaitre qu’il sait jouer et qu’il sait analyser le jeu en profondeur. Et quand il n’était pas d’accord sur certaines stratégies ou sur l’attitude de certains joueurs, il l’a bien fait savoir.
— Il y a eu des accrochages ?
— Oui. Et ça a foutu un sacré bordel. Mais le fait est qu’il avait souvent raison. On a commencé à bien jouer à la mi saison, quand il y a eu des changements tactiques suite à plusieurs défaites. Jé appelait précisément ces changements, depuis longtemps. Au final, c’est pas seulement grâce à ses qualités de joueur que nous avons gagné le tournoi. Mais aussi grâce à ses coups de gueule. Des coups de gueule qui lui ont couté parfois des matches sur le banc de touche. Et qui lui ont vraisemblablement coûté son recrutement au Stade. Si tu savais comment ça me fait chier pour lui !
Tu ’allume une nouvelle cigarette, ton geste est machinal, nerveux.
— Quand le Stade m’a contacté, j’ai de suite su que ça allait créer un gros malaise avec Jé. J’ai même hésité à accepter…
— Mais tu ne pouvais pas renoncer à cette opportunité ! Tu l’aurais regretté toute ta vie !
— Non, bien sûr, je ne pouvais pas refuser. Mais je ne veux pas devoir choisir entre une carrière pro et mon meilleur pote !
Tu regrettes de ne pas avoir le courage de dire à Nico l’autre cause de votre éloignement. Mais tu as trop peur de lui faire de la peine. Tu te sens tellement mal !
— Jé ne va pas bien en ce moment, tu ajoutes, j’ai peur qu’il fasse des conneries. J’ai peur qu’il lui arrive quelque chose.
Tu marques un moment de silence, tu cherches tes mots.
— Nico, maintenant il n’y a plus que toi qui peut veiller sur lui…
— Mais pourquoi tu dis ça ? Vous êtes toujours potes quand même !
— Je ne sais plus où nous en sommes avec Jé, tu lui glisses, de plus en plus affecté par toute cette affaire.
— Le rugby nous a rendu comme des frères. Et maintenant, il nous éloigne. Je n’aurais jamais cru que ça arriverait. Et pourtant, Il va falloir du temps pour que les choses se tassent. C’est pour ça que, pour l’instant, il n’y a plus que toi qui peut garder un œil sur lui.
— Qu’est-ce que je vais pouvoir faire, moi ? Il m’a largué comme une merde !
— Il t’a largué en tant que petit ami comme il m’a largué en tant que pote. Le départ de Toulouse l’affecte beaucoup. Et quand il ne va pas bien, tu le connais un peu maintenant, il envoie tout balader. Il me fait penser à un animal blessé qui réagit par la violence contre quiconque veut l’approcher.
— Mais tu connais Jéré mieux que moi, et tu sais mieux que moi comment l’approcher, comment lui parler.
— Pour l’instant, je ne suis pas la personne la plus à même de l’aider à aller mieux.
— Si je l’appelle, je vais encore me faire jeter. Et, s’il le faut, il ne va même pas me répondre !
Au fond, tu sais que Nico a raison. Tu te sens de plus en plus abattu et désarçonné. Les larmes montent à tes yeux. Tu les essuies du revers de la main.
Nico prend tes mains entre les siennes, comme tu l’avais fait lors de votre premier apéro, lors de son coming out.
— Je te promets que je vais essayer de l’appeler…
Soudain, la sonnerie de ton portable retentit bruyamment. La caserne t’appelle pour une intervention.
Au moment de dire au revoir à Nico, vous vous prenez dans les bras et vous pleurez ensemble, en silence.
Dimanche 26 aout 2001, 4h31.
Seul sur ta terrasse, tu remontes le temps, de souvenir en souvenir, à la recherche d’un bonheur perdu.
Tu repenses au bonheur immense que tu avais ressenti lors d’une soirée de confidences d’adolescents, une nuit où ton Jé t’avait dit : « Tu es vraiment mon meilleur pote ». Des mots qui t’avaient touché comme aucun autre. Des mots auxquels tu t’étais empressé de répondre ce que tu ressentais si fort au fond de toi : « Toi aussi tu es mon meilleur pote ».
Tu repenses à la joie immense du jour où vous aviez gagné votre premier tournoi de rugby. Tu repenses au bonheur de l’avoir gagné ensemble.
Tu repenses aux innombrables moments, aux rires partagés en dix ans d’amitié. Mais aussi aux embrouilles, aux prises de tête, à chaque fois réglées autour d’une bière, ou sur le terrain de rugby.
Tu as toujours considéré Jé comme ton petit frère, et tu ressens depuis toujours une affection infinie pour lui.
Tu voudrais que ce soit si simple aujourd’hui encore. Mais tu sais que ce n’est pas le cas. Et que ça ne le sera plus jamais. Surtout après ce qui s’est passé entre vous.
Et tu ressens une immense tristesse en pensant que cette époque est désormais bel et bien révolue.
Dimanche 26 aout 2001, 5h03, le vent d’Autan souffle toujours aussi fort.
Depuis une semaine, il ne s’est pas écoulé une heure sans que tu penses à vos recrutements respectifs dans le monde du rugby professionnel.
Son engagement par l’équipe du Racing est une bonne chose, certes. Ça a conjuré le pire. L’éventualité que ton Jé, joueur très prometteur, bien qu’un peu turbulent, soit laissé sur la touche, que personne ne lui donne sa chance dans le rugby professionnel. Une chance qu’au vu de ses exploits sportifs de la dernière saison, il mérite amplement.
Mais tu le sais très bien, ton pote visait plus haut, le Top14, et, surtout, il visait son terroir. Toulouse est sa ville, et son rêve de toujours était d’intégrer le prestigieux Stade en rouge et noir.
Hélas, ça n’a pas été le cas. Pas pour l’instant, du moins.
Mais ça l’a été pour toi, Thibault. Toi, tu as été recruté par les rouges et noirs. C’était ton rêve aussi. Mais tu n’as même pas pu t’en réjouir. Car ça a fichu un sacré bazar entre ton pote et toi.
Lorsque tu lui avais annoncé la nouvelle, Jé n’avait rien dit de particulier, mais tu avais senti son malaise. Il t’avait néanmoins félicité, mais tu avais bien senti que le cœur n’y était pas.
Non, il n’avait rien dit. Mais tu avais bien senti que dans sa tête il ne pouvait pas ne pas comparer ton recrutement au sien, autrement plus prestigieux. Tu savais qu’il se sentait sous-estimé, frustré, humilié. Lui qui avait été l’auteur des point décisifs pour la victoire du championnat, se sentait, d’une certaine manière, laissé sur la touche. Il partait jouer en Pro D2, alors que toi tu démarrais ta carrière de joueur dans l’une des plus grandes équipes de France, qui était votre équipe de cœur qui plus est.
Jamais tu n’aurais cru que cela puisse arriver un jour, que le rugby qui vous avait rapprochés, Jé et toi enfants, finisse par s’interposer entre vous, au point de donner un coup à votre amitié de dix ans.
Tu n’auras pas l’occasion de le lui annoncer de vive voix. Car, le jour même, il viendra chercher ses affaires sans te prévenir, a sa pause, alors que tu es encore au garage, et il laissera le double des clés de l’appart que tu lui avais confié dans ta boite aux lettres. Il partira sans te donner plus d’explications, te laissant dans un état d’inquiétude intolérable.
Mais, au fond de toi, Thibault, tu sais très bien que le rugby n’est pas la seule raison de votre éloignement. Depuis une semaine, il ne s’est pas passé une minute sans que tu repenses à ce qui s’est passé la dernière fois où tu as vu ton Jé, la dernière fois où il a dormi chez toi. Et il ne s’est pas passé une minute sans que tu le regrettes.
Dimanche 26 août 2001, 5h41.
Le vent d’Autan souffle toujours.
Depuis quelque temps, tu ne te reconnais plus. Ne pas oser dire les choses, ne pas oser regarder la réalité en face, ne pas savoir l’affronter. Tout ça, ce n’est tellement pas toi !
Et même si ton intention n’était que de préserver, de ne pas faire souffrir, tu culpabilises d’avoir caché des choses à Nico, des choses qui n’auraient jamais dû se produire.
Depuis une semaine, tu as le cœur lourd, très lourd. Et il s’est alourdi un peu plus encore quelques heures plus tôt, lorsque Nico est allé te parler. Il a été alourdi de la honte de lui avoir menti.
Car tu ressens une profonde tendresse pour ce petit Nico qui a su chambouler la vie de ton pote, lui apporter quelque chose dont il avait besoin, quelque chose que personne d’autre n’a su lui apporter jusque-là.
Ça avait été très dur pour toi de voir ce petit mec débarquer dans la vie de ton Jé. Car, en plus d’être attiré par lui, il en était vraiment amoureux. Et tu sais désormais que, malgré ce que ton pote voulait croire lui-même et te faire croire, Nico avait réussi l’exploit d’arriver à représenter quelque chose d’important à ses yeux.
Et force est de constater que tu trouves ce Nico charmant et attachant. Mais aussi, sensible et attentif.
Pas grand monde autour de toi ne sait regarder dans ton cœur, estimant que tu es un gars solide qui ne flanche jamais. Assurément pas ton pote Jé, trop occupé à affronter ses propres démons. Mais Nico semble savoir regarder au-delà du Thibault solide, toujours disponible pour les autres, et d’humeur toujours égale. Il semble comprendre que toi aussi tu as parfois besoin d’une oreille attentive et d’être rassuré.
Parce qu’au fond de toi, tu as aussi besoin d’être rassuré. Hélas, ça, peu de gens savent le voir.
En général, on trouve que tu es un garçon rassurant, sur qui on peut compter. Tes collègues pompiers, tes collègues de travail, tes potes, et ton pote Jé tout particulièrement. Tu as toujours joué ce rôle, tu as toujours aimé rendre service. Parce que faire plaisir te fait plaisir. Et ce n’est pas pour te faire bien voir, pour attirer la sympathie. Aider l’autre est depuis toujours une seconde nature chez toi.
Mais très rares sont les personnes qui savent regarder au-delà du Thibault serviable, solide et rassurant. Très peu sont ceux ou celles qui ont vu que toi aussi tu as besoin parfois d’une épaule sur laquelle t’appuyer. Que toi aussi tu as parfois des doutes, et que tu as besoin d’être rassuré.
Les sentiments que tu ressens pour Nico sont complexes. Il faut l’admettre, tu ressens une forme de frustration vis-à-vis de ce qui se passe entre son pote et lui. Une frustration et un malaise qui ressemblent presque à de la jalousie.
Tu repenses à la façon dont son regard s’illumine quand il regarde son Jérém. C’est le genre de regard qui te fait sentir important pour quelqu’un, vraiment important. Tu as le sentiment qu’il n’y aurait rien de plus doux que de sentir un tel regard sur soi. Tu te dis que tu serais heureux si un jour quelqu’un pouvait poser sur toi le regard plein d’admiration et d’amour que Nico porte sur son Jérém.
Tu comprends désormais comment sa douceur, son côté attachant ont pu toucher ton pote. Car, à cette douceur et à ce côté attachant, tu y es tout autant sensible. Nico est un garçon spontané, à fleur de peau, il est touchant, très touchant. C’est un garçon qu’on a envie de protéger, de câliner, d’aimer. Sans compter que c’est aussi un garçon très sensuel. Et qu’au lit, c’est un feu d’artifice.
Tu sais désormais que le cœur de ton pote est pris. Car, même s’il se comporte mal avec Nico, c’est bien lui qu’il aime, et il l’aime vraiment. S’il n’a pas envie de partir à Paris, c’est parce qu’il souffre de s’éloigner de lui. Tout comme il souffre de ne pas être capable de l’aimer.
Tu te sens confiant quant au fait qu’un jour tes deux potes vont se retrouver. Et tu ne veux plus être un obstacle entre eux, un obstacle pour leur bonheur.
Mais tu ne veux plus continuer à souffrir non plus. Jusque-là, tu as essayé d’oublier tes envies et tes besoins, tu avais poussé tes deux potes l’un dans les bras de l’autre. Ça t’a pris toute ton énergie et tu as échoué.
Tu t’es toujours dit qu’à force, tu finirais par y arriver. Mais tu n’y arrives pas, tu n’y arrives plus. Tu n’arrives plus à prendre sur toi, tu as trop mal.
Tu n’en peux plus de lutter contre toi-même. Tu as besoin de décrocher. Tu as besoin de prendre de la distance pour oublier tout ça, pour tourner la page. Et tu te dis que finalement le départ de ton pote Jé à Paris est une bonne chose. C’est l’occasion de prendre de la distance avec tout ça, l’occasion pour oublier, comme si ça n’avait jamais existé.
D’ailleurs, tu te dis que tout irait mieux si tu n’avais jamais ressenti ce « truc » pour ton pote Jé.
Mais « ça » ça ne se commande pas. Lorsque l’amour nous tombe dessus, c’est par surprise, toujours par surprise. Il débarque de nulle part et il bouleverse l’horizon de notre cœur. Il est imprévisible, insaisissable, incontrôlable. Et c’est justement ça qui le rend unique, cette beauté simple et intense qui est l’essence même du bonheur.
Tu avais cru pouvoir faire un transfert de ce que tu ressentais pour ton pote en encourageant Nico à se confier à toi, en encourageant sincèrement cette relation, en le sachant heureux avec un autre, avec ce petit Nico qui t’inspirait confiance, car tu le trouvais sincère et touchant. Tu as cru pouvoir y arriver, tu as essayé de toutes tes forces. Mais tu as échoué.
Les sentiments que Nico t’avait avoué ressentir pour ton pote, avaient fait écho à tes propres sentiments, les rendant encore plus vifs et brûlants. En devenant le confident de Nico, tu t’étais retrouvé témoin privilégié d’un bonheur qui t’était interdit.
Aussi, en plus de devoir cacher tes sentiments à ton pote, tu t’étais également retrouvé à devoir les cacher à Nico.
Parfois, tu te dis que tu n’es pas vraiment honnête avec ton pote Jé, que tu n’es pas l’ami que tu prétends être. Et, désormais, tu lui caches également que tu sais des choses sur lui que tu es censé ignorer.
Avec Nico non plus tu n’es pas totalement honnête.
Une situation intenable pour toi, de nature droite et loyale.
Amour, désir, frustration, jalousie. Voilà les ingrédients du cocktail explosif qui s’agitent dans ta tête et dans ton cœur. Un cocktail qui était devenu de plus en plus instable au cours des dernières semaines, lorsque la sensualité s’était peu à peu invitée entre ton pote et toi.
Puis, entre Nico et toi. En couchant avec Nico, tu as découvert que tu n’es pas seulement attiré par ton pote Jé comme tu l’avais pensé jusque-là. Tu es attiré par Nico aussi. Parce que tu es attiré par les garçons.
Mais face à cet amour impossible pour ton pote d’enfance, tu n’as plus la force de te battre. Alors, cette nuit tu « déposes les armes » car tu as besoin de toute ton énergie pour te consacrer corps et âme dans ton projet sportif. Tu as besoin de jouer pour oublier. Et tu as besoin d’oublier pour bien jouer.
Cette nuit, sur ta terrasse, tu es en train de lâcher prise. Et en lâchant prise, tout devient plus clair dans sa tête.
Peut-être qu’« Aimer » c’est aussi arriver à souhaiter le bonheur de l’autre, même si de ce bonheur nous n’en faisons plus partie. Peut-être qu’« Aimer » c’est aussi accepter qu’il puisse être heureux sans nous.
Nico, t’a « pris » ton Jé, mais tu ne lui en veux pas. Un garçon amoureux, ça se respecte. Tu sais qu’il va bien prendre soin de lui. Ton plus grand souhait, c’est qu’il retrouve ce sourire, cette joie de vivre, ce bonheur intense et beau qu’il a eu parfois grâce à votre amitié.
Tu serais heureux de le savoir bien avec lui, même si parfois il te manquera. Son amitié te manque déjà. Votre complicité te manque.
Mais ce qui te rassurerait vraiment, maintenant que ton Jé va être éloigné de toi, c’est de le savoir heureux dans ses bras, que tu gardes un œil sur lui, comme tu l’as fait jusque-là, comme tu ne pourrais plus le faire.
Tu fais confiance à Nico, parce qu’il est sincèrement amoureux, et que tu sais qu’il mettra tout en œuvre pour le rendre heureux.
Tu as envie d’appeler ton pote, et de lui dire :
Vas-y, mon grand, prends ton envol, fais tes preuves, amuse-toi, et vis ce que tu as à vivre.
Tu es en colère pour ne pas avoir été retenu par le rugby toulousain. Mais j’en suis sûr, tu vas très vite te révéler en tant qu’immense joueur. Et tu vas prendre ta revanche sur la vie et ses injustices.
Et peut-être qu’un jour tu auras envie de revenir me voir. Même après ce qui s’est passé la dernière nuit où tu as dormi chez moi. J’ai adoré ce qui s’est passé. Mais je sais que ce n’était qu’un accident.
Parce que c’est Nico qui a pris la place que j’aurais voulu dans ton cœur. Et cette place ne sera jamais la mienne.
Nous nous retrouverons un jour, qui sait.
En attendant, veillez l’un sur l’autre les gars, car ce que vous avez est précieux.
A cet instant, tu te sens prêt et déterminé à rappeler ton pote au plus vite, dans quelques heures, en fin de matinée. Tu te sens assuré de parvenir à trouver les bons mots pour désamorcer sa colère, son mal-être. Les mots justes pour tout arranger, pour apaiser ton pote, pour lui dire au revoir. Avant de le « confier » à Nico.
À cet instant précis, le lendemain te semble encore plein de promesses.
C’est reposant de se dire qu’il y aura toujours un demain pour trouver les mots que nous n’avons pas su prononcer hier, pour nous réconcilier avec un proche avec qui nous sommes en froid.
Hélas, parfois le temps nous fait défaut.
Dimanche 26 août 2001, 6h11.
La nuit va bientôt se terminer et le vent d’Autan n’a rien perdu de sa vigueur. Il caresse ton torse dénudé, fait écho à ta mélancolie, ravive ta nostalgie, appuie sur tes regrets et sur tes remords, tout en encourageant tes résolutions, si dures à assumer.
C’est le même vent d’Autan qui souffle auprès de Nico sur le balcon de l’appart de Martin, qui s’engouffre dans ses cheveux, essuie ses larmes, encourage ses bonnes résolutions.
C’est encore le vent d’Autan qui balaie la place du Capitole, la place Wilson, le boulevard Carnot, la rue de la Colombette, jusqu’à cette rue du centre-ville où une petite foule s’est amassée autour d’un gars à terre, inconscient, à la suite d’une bagarre entre mecs bourrés.
Un peu plus tôt dans la nuit, ce gars était assis avec son frère et deux nanas à une terrasse de café.
Lorsque les deux couples s’étaient séparés, il était rentré chez sa copine. Et il s’était pris la tête avec.
Il était ressorti pour prendre l’air et boire un dernier coup. Et il avait enchaîné les coups. Pour oublier sa détresse, son malaise, et cette image de deux garçons marchant côte à côte dans la rue qui l’a tant bouleversé.
Le gars était sur les nerfs. Et il avait suffi qu’un inconnu lui parle sur un ton un peu agressif, pour que ça parte en vrille. La bagarre avait éclaté. Les coups étaient tombés. Le gars était tombé. Sa tête avait heurté violemment le sol. Le gars avait perdu connaissance.
Et ce t-shirt qui avait été blanc porte désormais de nombreuses taches de couleur rouge vif.
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