LT0104 Le livre de Thibault – Une nuit entre potes. Et ses conséquences.
Samedi 21 juillet 2001.
Après ce qui s’était passé avec ton pote la nuit après la finale du tournoi, il s’en était suivi une semaine de silence de sa part, un silence que tu avais très mal vécu. Bien entendu, tu aurais pu l’appeler. Mais tu avais besoin de lui parler face à face. Ce qui n’était pas une mince affaire. Ton pote travaillait tard chaque soir, et tu ne pouvais pas l’attendre en semaine, car tu embauches de bonne heure. Le samedi soir était le seul moment où tu pouvais veiller jusqu’à ce que ton pote termine son service.
Voilà pourquoi cette nuit, tu avais eu besoin de voir ton pote à cette heure tardive. Tu avais espéré le trouver seul. Il ne l’était pas. Nico était là. Nico qui devait être justement l’un des sujets de cette explication que tu espérais avoir avec lui.
Tu ressentais déjà un certain malaise vis-à-vis du fait d’avoir trouvé Nico à l’appart. Tu avais eu l’impression d’avoir interrompu quelque chose.
Et pour arranger le tout, Jé t’avait balancé cette proposition de coucher avec eux. Sur le coup, ça t’avait bien déstabilisé. Car ça t’amènerait à coucher avec Nico, que tu considères désormais comme un vrai pote. Un pote qui était, en plus, le mec de ton Jé. Tu avais hésité face à la perspective de faire ça avec ton pote également, avec toutes les tentations que cela allait éveiller.
Tu avais hésité. Tu étais parti chercher du « courage » dans le pétard que ton pote faisait circuler.
Au final, tes réticences avaient cessé de faire le poids face à la perspective de découvrir le plaisir entre garçons, ce « truc » qui s’était réveillé en toi et qui te hantait depuis que tu avais réalisé que ton pote Jé aimait les garçons.
L’envie de découvrir le corps de ce Nico, ce Nico qui te touchait pas mal dans son genre, avait également pesé dans la balance. Tu avais envie de savoir ce qu’il savait offrir à ton pote, ce qui rendait ce dernier si accroc.
Et ce qui avait définitivement fait basculer ton jugement, c’était la tentation de retrouver une fois encore à proximité de la virilité de ton pote Jé, comme lors du plan avec les nanas.
Oui, au final, la tentation avait été trop forte. Plus forte que ta petite voix intérieure qui te disait : Pars, c’est le mieux que t’aies à faire !
Non, tu ne pouvais pas refuser la proposition de ton pote. Tu venais de le retrouver après une semaine de silence, après que le soir de la finale vous vous étiez engueulés parce qu’il t’avait demandé de le sucer, et que tu n’avais pas voulu. Ce n’était pas l’envie qui te manquait. Mais tu n’avais pas voulu le faire de cette façon, dans ce contexte, alors qu’il était rond comme une bille, et que c’était l’alcool qui guidait ses mots et ses envies.
Alors, dans la proposition de Jé de partager un nouveau moment sensuel, malgré la présence de son Nico, tu avais voulu voir une sorte de « réconciliation ».
Tu t’étais également demandé si dans cette proposition de ton pote il n’avait pas aussi une autre intention, une autre envie, tout comme dans la proposition du plan avec les deux nanas, une envie comme la tienne, l’envie inavouée de partager ce moment sensuel avec toi.
Et la perspective que cette fois-ci ça se passe juste « entre mecs » te paraissait tout particulièrement excitante. Car elle semblait receler la promesse d’un plus grand rapprochement sensuel avec ton pote d’enfance. Avait-il imaginé la même chose ?
Au début, tu avais été déboussolé par cette sexualité directe entre mecs. Il avait fallu que tu continues à chercher longuement du « courage » dans le pétard que Jé faisait circuler.
Finalement, Nico avait réussi à te mettre à l’aise. Il avait très bien su s’y prendre, il avait su t’aider à faire tomber tes inhibitions les unes après les autres. Il t’avait fait découvrir un bouquet de nouveaux plaisirs sensuels. Grâce à Nico, l’interdit était devenu soudainement possible, puis plaisant, puis addictif. Tu avais senti ton corps vibrer de plaisir comme jamais encore auparavant. Et tu avais connu des orgasmes d’une intensité jamais connue.
Tu as été surpris et bouleversé par cet entrain, cette énergie, cette volonté évidente, sans réticences, en y mettant tout son corps et son âme, pour te faire plaisir. Nico t’avait offert un bonheur sensuel total. Son dévouement à te faire plaisir était quelque chose d’inédit pour toi. Aucune des nanas avec qui tu avais couché jusque-là ne t’avait montré cela.
Cette nuit, tu t’es senti aspiré dans un tourbillon sensuel par lequel tu n’as pu que te laisser porter. Le plaisir s’était mélangé de la douceur et de la tendresse. Et ton corps avait exulté comme jamais auparavant. Car il avait exulté à l’unisson avec ton esprit.
Mais tu n’ignores pas pour autant que ce plaisir inouï a été encore décuplé par la présence de ton pote Jé.
Tu ne t’y étais pas trompé. La configuration « entre mecs » avait donné une toute autre ambiance que celle avec les nanas. Elle autorisait plus de proximité, de complicité, de promiscuité, plus d’audace vis-à-vis de ton pote.
Non seulement tu avais retrouvé le bonheur de voir ton pote prendre son pied, d’approcher son intimité, sa virilité. Il y avait plus de proximité, de regards plus décomplexés, des caresses plus appuyées. Tu avais eu envie de le branler, et tu avais trouvé le moyen d’assouvir cette envie. Ça avait été moins difficile dans ce contexte « entre mecs » que dans le contexte « entre potes » de la nuit avant la finale. Et ça avait été encore plus excitant.
Tu n’ignores pas non plus que c’était la première fois que tu te faisais sucer et avaler par un garçon, la première fois que tu le pénétrais, la première fois que tu jouissais en lui.
Tout cet ensemble de petites choses avait précipité ta jouissance, décuplé ta jouissace. Accordé vos jouissances.
Dimanche 22 juillet 2001, 8h15, après la nuit passée avec tes potes Jé et Nico.
Tu viens de quitter l’appart de la rue de la Colombette, alors que tes potes dorment toujours. Tu es parti sur la pointe des pieds, tu n’avais pas envie de découvrir leurs regards au réveil. Tu ne sais pas comment tes potes vont vivre l’après de cette nuit. Surtout Jé.
Tu n’as pas eu le courage de rentrer tout de suite chez toi. Tu es allé dans un bar en haut de la rue de la Colombette. Assiégé par un mal au crâne insistant, ralenti par une fatigue tenace, par un manque de sommeil flagrant, tu avais besoin d’une pause. Et d’un café.
Pour amortir le contrecoup d’une nuit vraiment trop courte, une nuit où l’on a abusé de bonnes choses, l’alcool, la fumette, le sexe, il n’y a rien de tel qu’un un bon café, un croissant chaud, et les pages sport de la Dépêche du Midi.
Le café réveille, le croissant est une sorte de caresse sucrée. Les pages sport distraient, font rêver le passionné de ballon ovale, elles feraient presque oublier ce trop-plein d’images et de sensations qui remontent et débordent de tout côté dans ton esprit embrumé.
Oui, presque, car les séquelles que cette nuit a laissées derrière elle, ne sont pas du genre à se laisser gommer si facilement. Déjà, ta peau est hypersensible ce matin. Comme si le corps, plus intensément encore que l’esprit, gardait dans chaque cellule l’écho du plaisir récent. Souvenirs, sensations qui se présentent en vrac à l’esprit, se succédant à un rythme imprévisible, comme des rafales de vent violentes.
Des petits frissons qui te ramènent aux souvenir de plaisirs, de caresses, de baisers. Des souvenirs qui entraînent l’excitation, elle qui, malgré la fatigue, rôde dans le corps et provoque un début d’érection.
Oui, côté sexe, cette nuit avait été un feu d’artifice. Mais tout ne s’était pas passé comme tu l’avais imaginé. Au fil du plaisir, les événements t’avaient échappées.
Cette nuit-là, tu avais ressenti l’amour que Nico portait à Jérém. Cet amour que tu connaissais de par ses confidences, tu l’avais désormais vu de tes propres yeux, vibrant, touchant.
Et tu avais ressenti un gros malaise vis-à-vis de l’attitude méprisante et irrespectueuse de ton pote à l’égard de Nico, de la façon dont il s’est montré humiliant, méprisant, et même violent avec lui. Tu regrettes de ne pas avoir réagi plus fermement. Mais comment s’immiscer ou prendre parti dans une relation qui n’est pas la tienne sans risquer de faire plus de mal que de bien ?
Ton pote avait voulu te montrer que Nico ne représentait rien à ses yeux à part un plan cul. Mais en voyant que tu n’adhérais pas à sa vision, confronté à ta complicité sexuelle et sensuelle avec Nico, il s’était fait prendre à son propre jeu. Il s’était montré méprisant et violent. Un mépris qui cachait une jalousie certaine. Tu avais deviné que cette jalousie était en quelque sorte sa façon d’aimer Nico. Une façon inavouée, totalement contradictoire, maladroite, certes, mais bien réelle.
Un amour qu’il ne sait pas assumer. Pas encore. En voulant se cacher derrière le mépris, ton pote a laissé sa jalousie le mettre à nu. Lui aussi, cette nuit avait été dépassé par les événements.
Car cette nuit-là, Thibault avait ressenti bien de choses vis-à-vis de Nico. L’envie de le protéger, de le rassurer, de le soutenir.
C’est troublant, l’amplitude de la gamme des sensations et des émotions que tu avais ressenties en une seule nuit.
Ce moment de plaisir partagé avec tes potes avait remué bien des choses dans ta tête et dans ton cœur.
Au cours de cette nuit, tes anciens désirs, tes anciens démons vis-à-vis de ton pote sont revenus en force, et se sont imposés à toi.
Dans le feu de l’action, tu aurais voulu aller encore plus loin avec ton Jé. Tu avais eu envie de le prendre en bouche. D’autant plus après avoir vu Nico le faire sans réticence, et ton pote Jé en retirer un plaisir si intense. Mais Nico t’avait offert ce même plaisir, et t’avait détourné de cette envie. Il t’avait offert le même plaisir qu’à son Jérém, t’installant dans un certain rôle, le même rôle que celui de ton pote. Et puis, ton pote avait déjà refusé une fois que tu le suces, et tu ne voulais pas encourir un nouveau refus, son rejet. Ça t’aurait fait trop mal, surtout devant Nico.
Tu avais même eu envie de t’offrir à ton pote comme Nico le faisait, de laisser ton Jé venir en toi, qu’il te possède, de découvrir le bonheur pour lui offrir ce plaisir ultime. Mais tu savais que cela n’aurait pas été possible.
Parce que c’est ton pote qui t’avait installé dans un certain rôle, même avant qu’il connaisse Nico. Ses mots et ses attitudes avaient convergé vers cela, t’obliger à prendre ton pied d’une certaine façon, en laissant Nico célébrer ta virilité, et en te décourageant de trop approcher de la sienne. La sensualité, la promiscuité, l’ambiguïté, une branlette, c’est tout ce qu’il t’autorisait à lui offrir.
Il y avait plein de choses que tu n’avais pas osé cette nuit-là. Parce que c’était ta première fois avec des mecs, parce que certains de tes tabous t’avaient bridé. Parce que cette première expérience se déroulait avec ses deux meilleurs potes, deux potes qui n’étaient pas que de simples amants. Parce que tu ne connaissais pas les limites de l’un et de l’autre. Alors, tout s’est déroulé selon les règles de Jérém. Et, dans une certaine mesure, selon celles de Nico aussi.
Tu avais voulu savoir ce que Nico savait offrir à ton pote, comment il s’y prenait pour le rendre accroc au sexe entre garçons. Cette nuit, tu l’avais vu, tu l’avais connu, tu l’avais vécu, tu l’avais ressenti en toi. Nico s’était offert à toi exactement comme il s’était offert à ton pote. Il avait célébré ta virilité de la même façon qu’il avait célébré celle de ton Jé.
Tu sais désormais. Et tu ressens au fond de toi une frustration déchirante. Car tu sais désormais ce que ton pote ressent lorsqu’il couche avec Nico. Tu sais à quel point il aime ça. Et tu sais aussi à quel point tu aurais envie de lui faire autant plaisir. Mais tu sais aussi qu’il ne te laissera jamais lui offrir toi-même ce plaisir.
Tu es conscient que si cette nuit tu as pu jouer un rôle dans un épisode de leur histoire, tu n’as pu le faire qu’en qualité d’invité spécial, dans un certain contexte, parce que tu es tombé au bon moment, ou au mauvais moment, et que ton pote a sauté sur l’occasion pour tenter de te convaincre qu’il n’est pas pédé. Tu sais que cette nuit n’a été bâtie que sur un heureux hasard, sur un malentendu.
Tu sais que cette histoire leur appartient. Tu sais que tu n’auras pas droit à un rappel.
Et pourtant, ce rappel, tu le voudrais. Tu voudrais même un rôle récurrent. Et même un rôle principal. Si tu t’écoutais, tu voudrais le rôle de Nico. Ou celui de Jé. Car l’un comme l’autre te font chacun à sa manière
de l’effet.
Depuis cette nuit, non seulement tes anciens fantômes, mais aussi tes anciens fantasmes vis-à-vis de ton pote ont été exacerbés. D’autres sont venus s’y ajouter. Des fantasmes vis-à-vis de Nico. Le souvenir de son corps, de sa douceur, de sa tendresse, de sa sensualité, du plaisir partagé, te hantent. Désormais, le désir pour Nico te trouble tout autant que le désir pour ton pote Jé.
Mais tu sais pertinemment que tu pourras difficilement assouvir ces désirs sans qu’ils entraînent des dégâts importants dans vos relations. Tu ne peux pas risquer de gâcher ce qu’il y a entre eux.
Tu es bien conscient que, même si vos relations survivent à cette nuit, rien ne pourra plus être comme avant, ni avec Jé, ni avec Nico. Tu te demandes si tu auras la force de prendre sur toi et ne pas montrer ce que tu ressens depuis tant de temps pour ton pote Jé, tout comme ce que tu ressens depuis peu pour Nico.
Tu es perdu, Thibault, tu es fatigué de prendre sur toi, de faire toujours passer le bonheur des autres avant le tien. Mais tu ne sais pas faire autrement, car cela est dans ta nature.
L’arôme corsé du café chaud, se mélangeant dans ton palais au goût sucré du croissant, te procure une intense sensation de plaisir gustatif. Une sensation qui n’arrive pas pour autant à calmer ton mal de tête lancinant.
Tu ne le sais pas, Thibault, mais si à l’instant précis où tu buvais ta dernière gorgée de café tu avais jeté un regard à travers la vitrine, tu aurais vu ton pote Nico de l’autre côté de la rue, hésitant à venir te parler.
Si tu l’avais vu, tu lui aurais certainement fait signe de venir te rejoindre, tu lui aurais proposé de prendre le petit déj avec toi. Et même s’il était pressé de rentrer, il n’aurait pas su refuser ton invitation. Car lui comme toi, avait besoin de parler de ce qui s’était passé cette nuit, lui comme toi avait besoin d’être rassuré sur votre amitié.
Mais tu ne t’es pas retourné au bon moment, et Nico est parti. Ainsi, le réconfort que vous auriez pu vous apporter mutuellement à cet instant où vous en aviez le plus besoin a été perdu.
La porte du café s’ouvre, un client rentre. Un petit courant d’air s’engouffre dans la salle. Le coton frotte contre le t-shirt et tu es surpris par un début d’érection. C’était vraiment bien, cette nuit.
Si seulement le sexe n’était pas si difficile à mélanger avec l’amitié.
Tu te dis que tu devrais être heureux de leur bonheur. Même si ce bonheur exclut le tien. Et tu l’es, heureux pour eux. Mais tu ne te sens pas le courage d’assister à ce bonheur.
Alors, oui, tu vas encore devoir prendre sur toi. Mais tu vas aussi essayer de te protéger.
Tu vas veiller à que tes deux potes parviennent à se retrouver, à se comprendre, à s’apprivoiser. Et lorsqu’ils y seront parvenus, tu vas prendre de la distance. Ça va être difficile, mais il le faudra pourtant.
Au final, ce sera une bonne chose que l’un et l’autre partent loin de Toulouse. Ils vont te manquer, bien sûr. Mais ça va te permettre de souffler, de faire le deuil de tes sentiments. Et de passer à autre chose.
Il faudra du temps pour cela.
C’est sur cette décision que tu quittes enfin le café, tandis que ton mal de crâne commence enfin à s’estomper. On est de suite soulagés lorsqu’on arrive enfin à prendre une décision difficile. Même si on ne sait pas toujours si on parviendra à la tenir.
Jeudi 26 juillet 2001.
C’est ce jour-là que Nico revient te voir à la sortie de ton taf. Un frisson parcourt ton dos en l’apercevant sur le trottoir de l’autre côté de la route. Tu te demandes comment va être votre relation après ce qui s’est passé samedi dernier chez ton pote. Tu es surpris de le voir débarquer, mais aussi heureux. Au fond de toi tu as envie de lever le malaise engendré par cette nuit. Et tu te dis que ce sera plus facile de commencer à le faire avec Nico qu’avec ton pote.
Mais pas si facile que ça non plus. Son regard te trouble. Tu sais que tu lui plais. Et tu sais aussi qu’il te plaît. Surtout maintenant que la sensualité et le plaisir se sont invités dans votre relation.
Mais tu sais qu’il risque d’y avoir un malaise. Tu le vois dans son regard, tu le ressens en toi. Et tu as besoin de le dissiper au plus vite. C’est pour cela que tu l’invites prendre à un verre chez toi, pour être plus tranquilles.
— Tu fais quoi ces jours-ci ? tu questionnes Nico.
— Je viens de commencer mes cours de conduite.
— Ça se passe bien ?
— Je n’ai fait qu’un cours, ce mardi
— C’est cool !
— Le fait est que je n’ai jamais touché à un volant, je ne suis même pas sûr que je vais l’avoir du premier coup…
— Mais si, ça va venir, il faut pas stresser.
— Facile à dire !
— Et si tu ne l’as pas du premier coup, c’est pas grave. Tu sais que Jé a dû le passer trois fois pour l’avoir ?
— Le code ou la conduite ?
— Les deux !
— Jérém ? C’est pas possible !
— Si, la conduite parce qu’il faisait le con à l’examen…
— Et le code c’est parce qu’il ne révisait pas assez ?
— Non, le code c’est à cause de son problème.
— Quel problème ?
— Tu sais pas ?
— Non, tu sais, ce n’est pas le mec le plus bavard de la terre, surtout avec moi !
— Jé est dyslexique.
— C’est quoi, ça ?
— En gros, il a du mal à lire et à écrire, ce qui rend chez lui plus difficile tout apprentissage qui passe par l’écrit. Ça l’a beaucoup handicapé jusqu’au collège, au lycée ça avait l’air de mieux se passer. Mais pendant le code son problème lui a à nouveau joué des tours. Il n’arrivait pas à se concentrer. C’était sans doute à cause du stress, je crois que je ne l’ai jamais vu autant stressé de sa vie. Du moins jusqu’à la finale de l’autre dimanche. Là aussi il était au bout de sa vie…
Nico a l’air touché d’apprendre cela au sujet du garçon qu’il aime. Tu ressens une soudaine envie de le serrer dans tes bras.
— Tu as des nouvelles de Jé depuis le week-end ? tu l’entends te demander.
Tu ne savais pas comment aborder le sujet. Finalement, c’est lui qui s’en charge.
— Non, et toi ?
— Non plus.
A l’appart, tu as ressenti le besoin de mettre les choses à plat avec Nico.
— Tu sais, il ne faut pas qu’il y ait de malaise par rapport à ce qui s’est passé l’autre nuit. Je ne veux pas que tu te sentes gêné vis-à-vis de moi. Si tu es gêné, je vais l’être aussi. Et entre potes on n’a pas à être gênés, sinon c’est la fin de l’amitié.
— Tu as raison.
— Ça ne va rien changer entre toi et moi. Je te considère comme un pote, un très bon pote. Et ça, ça ne changera jamais, je te le promets.
— Moi aussi je te considère comme un très bon pote.
— Alors dis-moi ce qui te tracasse, Nico.
— Je sais pas, j’ai l’impression que cette nuit on a peut-être été trop loin. Enfin, surtout moi j’ai été trop loin.
— Si toi t’as été trop loin, on y a été tous les trois.
— Comment ça se fait que tu es venu à l’appart samedi dernier au milieu de la nuit ?
La question est directe, et la réponse délicate. Tu as envie de tout lui dire, de tout lui expliquer. Mais tu ne veux pas le blesser. Alors, tu lui dis la vérité, mais pas toute la vérité.
— Je suis passé parce que je n’avais pas de nouvelles de Jé depuis une semaine.
— Depuis la finale ?
— C’est ça. Après le barbec chez l’entraîneur, Jé était rond comme une bille, alors je l’ai raccompagné à l’appart. Il n’avait pas l’air très bien, et je suis resté un peu avec lui. Je sentais qu’il avait un truc sur le cœur depuis un moment, et que ça le perturbait, alors j’ai essayé de lui faire dire ce qui n’allait pas. Non pas que je voulais m’occuper de ses affaires, mais je me suis dit qu’il fallait que ça sorte, j’ai dû forcer un peu les choses et il a fini par m’avouer qu’il couchait avec toi.
— Il t’a annoncé ça comment ?
Tu cherches les mots, tu essaies de préserver Nico.
— Il a essayé de me faire croire qu’entre toi et lui ce n’est qu’une histoire de sexe, il me soutenait qu’il n’était pas pédé, que c’est toi qui l’as entraîné dans ces « délires », mais qu’il pourrait arrêter quand il le voudrait. J’ai essayé de le mettre à l’aise, de lui dire que tu es un gars bien et qu’il n’y a rien de mal à ce que vous faites. Mais il s’est énervé et il m’a envoyé chier. Alors, je suis parti.
— Evidemment, après ça, tu connais Jé, je n’ai pas de ses nouvelles de la semaine, il ne répondait même pas à mes appels. C’est pour ça que j’ai voulu passer le voir samedi. Je sais qu’il finit à peu près à 2 heures, et c’est le seul soir de la semaine où je peux veiller si tard. J’avais besoin de le voir pour mettre les choses à plat, cette histoire m’a foutu le bourdon pendant toute la semaine.
— J’avais remarqué que tu n’étais pas dans ton assiette quand on s’est vus la semaine dernière.
— Tu connais la raison, à présent…
— Samedi dernier je pensais qu’il serait seul à l’appart, c’est pour ça que j’ai voulu passer. Mais tu étais là…
— C’était pas prévu, rien n’est jamais prévu avec Jérém. Avec lui, c’est quand lui il en a envie. Il m’a envoyé un message quand il a débauché.
— Tu sais, j’ai vraiment hésité quand Jérém m’a demandé de rester avec vous, tu te lances.
— J’ai vu.
— J’ai hésité parce que je ne voulais pas rentrer dans son jeu.
— Quel jeu ?
— Le jeu de me montrer, et de se prouver à lui-même avant tout, que tu ne représentes rien d’autre à ses yeux qu’un plan cul qu’il peut partager avec son pote…
— C’est ça que je suis à ses yeux, juste un plan cul disponible à la demande.
— Tu sais, Jé joue au macho, mais il tient à toi. Tu n’es pas qu’un plan cul pour lui, quoi qu’il en dise.
Ses regards et sa colère ne trompent pas. Quand il est contrarié, Jé réagit de cette façon, en se mettant en pétard. Et sa contrariété de l’autre soir était de la jalousie.
— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis, alors, qu’est-ce qui t’a fait rester ?
— Je ne sais pas, pas vraiment.
Tu te sens soudainement gêné, ton regard part à nouveau le vide.
— La curiosité, certainement…
— Oui, j’aurais pu partir pour ne pas rentrer dans son jeu, tu continues après une courte réflexion. Mais j’étais heureux de le retrouver après cette semaine de froid entre nous.
— Je comprends…
— Malgré tout, j’hésitais encore, même quand tu as commencé à t’occuper de lui. J’avais l’impression que je n’avais rien à faire là. Mais quand tu as commencé à t’occuper de moi, je me suis laissé porter. Ne m’en veux pas, Nico.
— Je ne t’en veux pas, je me suis laissé porter aussi.
— T’as dû être déçu de mon attitude, je lui glisse dans la foulée.
— Pourquoi, donc ?
— Du fait que je… je… je laisse Jérém me traiter… de cette façon.
— Bah, écoute, si je devais être déçu, ce serait plutôt de lui !
— Jé n’a pas à avoir cette attitude humiliante à ton égard…
— Il n’est pas tout le temps comme ça…
— Je n’en doute pas. Mais il n’a pas à te traiter de cette façon. Je n’ai pas trop osé intervenir, je ne savais pas trop comment m’y prendre, je ne connais pas votre relation intime. Mais tu vois, je m’en veux de ne pas l’avoir remis à sa place avec plus de fermeté.
— Tu as fait beaucoup Thibault.
— Mais tu ne dois pas te laisser faire, Nico, tu dois t’imposer.
— C’est pas simple… j’essaie de le ménager pour éviter ses sauts d’humeur…
— Le ménager c’est pas lui rendre service, et à toi non plus. Tu devrais peut-être lui balancer ce que tu as sur le cœur une fois pour toutes. Jé est une tête de mule, parfois il lui faut un électrochoc salutaire pour lui faire comprendre les choses qu’il refuse de regarder en face.
— Je n’ose pas.
— Je t’assure, Nico, je le connais un peu pour savoir qu’il faut parfois le brusquer pour qu’il voit enfin ce qu’il refuse de voir. Combien de fois il est parti d’un entraînement en claquant la porte, mais il est toujours revenu. Ne crois pas que parce qu’on est potes, on ne s’est jamais pris la tête. J’ai vécu ça un million de fois depuis que je le connais, Jé a un sacré caractère, je ne t’apprends rien. Il est impulsif, colérique.
— Je peux te dire que dans d’autres circonstances, je ne me serais pas gêné pas pour aller à l’affrontement. Mais si j’étais intervenu l’autre nuit, il aurait été capable de m’envoyer chier. Parce qu’il se serait senti trahi, humilié devant toi. Il a toujours mieux accepté ce que j’avais à lui dire à conditions que je le lui dise entre quatre yeux.
— Vous êtes beaux tous les deux. Tu es fou de Jé, et lui aussi est fou de toi, même si parfois il se comporte avec toi comme le roi des crétins.
Tu vois les yeux de Nico humides de larmes et ça t’émeut profondément. Tu ressens une émotion t’envahir, une immense tendresse. Tu poses ton bras sur son épaule, et tu le prends dans tes bras. Vous restez ainsi enlacés, pendant un bon petit moment. Tu as envie de le rassurer. Et cette étreinte te fait un bien fou aussi. Tu sens les larmes monter à tes yeux.
Mais tu ne veux pas te laisser déborder par l’émotion. Tu ne veux pas laisser cette tendresse déborder en sensualité. Tu sais qu’il suffirait de si peu pour que cela arrive. Alors, tu cherches une issue.
— Je vais te montrer quelque chose, tu lui glisses, alors que tes bras relâchent leur étreinte.
Tu viens d’avoir l’idée de lui montrer tes souvenirs avec ton pote.
Nico est très enthousiaste à l’idée de découvrir cela.
— Là on était en CM1, c’est la première photo que j’ai de lui. Alors, tu l’as trouvé ?
— Je cherche.
— Pas facile, hein ?
— Toi je t’ai repéré, tu es là, tout à fait à gauche de la photo.
— Si tu m’as repéré, tu as repéré Jé, on était inséparables.
Oui, vous étiez inséparables. Ton pote te parlait avec ses mots d’enfant. Peu de mots au début, car il était très timide. Mais peu à peu tu as su le mettre à l’aise. Il était si fin, si vulnérable. Tu l’avais trouvé attachant. Tu étais jeune, mais tu avais ressenti le besoin de l’aider, de le soutenir, de le défendre.
— C’est lui, à côté de toi ? Naaan, c’est pas lui !
— Si, si !
— Il n’était pas épais à l’époque !
— C’est clair, pas épais du tout. En plus, il était très timide, il ne parlait pas beaucoup, c’était un petit gars qui se faisait malmener. Mais quand on était ensemble, personne ne le faisait chier, c’est pour ça qu’il était tout le temps avec moi.
— Tu as dû être un vrai pote pour lui.
— J’ai essayé. Tiens, le voilà dans son premier maillot de rugby. Regarde le comment il est fier, regarde son sourire, je crois que c’était la première fois que je le voyais sourire de cette façon, regarde comme il tient son ballon sur cette photo ! Ça devait faire tout juste un mois qu’il venait aux entraînements.
Feuilleter cet album photo est un voyage plein d’émotions pour Nico, lui qui découvre des images et des anecdotes du garçon qu’il aime. Pour toi aussi c’est un voyage plein d’émotions, mais aussi de nostalgie. Tant de souvenirs remontent en toi, avec la sensation que ton amitié avec Jé ne sera plus jamais la même. Maintenant que Nico est entré dans la vie de ton pote, maintenant que vous prenez des directions professionnelles différentes, maintenant que ton pote va partir de Toulouse, votre amitié va changer, et qu’il n’y aura plus de photos pour immortaliser des moments de bonheur entre potes, tout simplement parce que ces moments vont se faire plus rares, ou ne vont plus avoir lieu. Pour Nico, ce voyage est une découverte, un commencement. Alors que pour toi, c’est de la nostalgie, presque un achèvement. Tu sais que tu ne connaitras plus jamais de tels moments d’insouciance avec ton pote.
— Ici on est en quatrième, il doit avoir 13 ans, tu commentes devant une autre photo quelques pages plus loin, regarde comme il a grandi ! Le rugby lui a permis de trouver une passion, de se découvrir doué pour quelque chose. Ça lui a fait prendre confiance en lui, ça lui a fait gagner le respect des autres gars. Le rugby a développé son corps, l’a rendu populaire au collège, puis au lycée, les filles ont commencé à s’intéresser à lui.
— Là c’est l’été suivant, on était parti en camping à Gruissan avec mes parents et j’avais proposé à Jé de venir avec nous.
Tu ressens un frisson en repensant à cette fameuse nuit sous la tente. Et t’empresses de passer à autre chose.
— Tiens, ici c’était après un match en plein hiver. On avait galéré ce jour-là, il faisait un froid terrible, il pleuvait, on était trempés comme des canards.
Sur la photo, Jérém, toi et Thierry, couvert de boue de la tête aux pieds. Jérém et Thierry en train de faire les pitres. Jérém tire la langue, avec un petit sourire canaille. Tu te souviens parfaitement de cet instant, de la troisième mi-temps organisée dans les locaux du terrain de sport, du bonheur de partager cette victoire avec ton pote. Tu lui avais passé le ballon, il avait marqué des points. Et vous aviez gagné. C’était beau. Ton pote était heureux, euphorique. Et tu l’étais pour lui.
Photo suivante, dans les vestiaires, après un autre match. Une autre victoire. Tu n’as que des photos après des match gagnés. L’entraîneur sortait l’appareil pour immortaliser vos sourires après un bon match, jamais pour prendre vos gueules déconfites après une défaite. Et le sourire de ton pote après une victoire, qu’est-ce que c’est beau !
Et au milieu de la photo, ton pote de face, torse nu, en boxer blanc, le buste plié en avant, en train d’enfiler son jeans, la tête relevée vers l’objectif, la chaînette qui pendouille dans le vide, les cheveux encore humides qui tombent sur les yeux, il est tellement beau. Cette photo, c’est toi qui l’as prise. Tu avais commencé à acheter des appareils jetables pour avoir plus de photo du rugby, de tes camarades, de ton pote.
Page suivante, nouvelles photos.
— Là c’était chez l’entraîneur, on devait avoir 15 ans, c’est le soir où…
Soudain, le souvenir t’envahit. Et le malaise de ce soir-là remonte à ton esprit. Depuis ce qui s’était passé sous la tente deux ans plus tôt, tu avais toujours espéré que cela arriverait à nouveau. Mais désormais, ton pote venait de connaitre le sexe avec une nana. Tu avais eu l’impression qu’une page de tournait.
— C’est le soir où Jé s’est fait dépuceler, tu continues, par la fille de l’entraîneur, dans la cabane au fond du jardin. Je crois que cette photo a été prise juste après que ça se soit passé…
— Là c’est une autre soirée, une troisième mi-temps, on avait vraiment trop picolé. Je crois que c’est Thierry qui avait pris la photo.
Jérém avec une chemisette à carreaux, trois boutons ouverts sur le relief de ses pecs, un pan dans le jeans, l’autre dehors, la chaînette de mec bien en vue, un gobelet à la main, le regard figé. Ce soir-là aussi il avait disparu un moment avec une nana. A son retour, il t’avait raconté qu’elle l’avait sucé jusqu’à le faire jouir dans sa bouche. Et qu’elle avait tout avalé. C’était la première fois qu’on lui faisait ça. Et il en était fou.
— T’imagines ? Elle a tout pris, tout !
Pourtant, sur cette photo, son regard semble empreint d’une intense mélancolie. Tu as remarqué que ton pote était euphorique après avoir couché avec une nana. Ce qui te rendait jaloux. Mais très vite, au gré d’un verre ou d’un joint de plus, il devenait très souvent mélancolique, comme si le retour de bâton après l’orgasme était particulièrement difficile à vivre pour lui. Ce qui te donnait envie de le prendre dans tes bras et de le rassurer. Dans son regard figé par cette image, tu lis cette envie, et la frustration de ne pas pouvoir l’assouvir. Même en regardant cette photo tu as envie de le prendre dans tes bras et de le rassurer.
— Ici c’est à Hossegor, il y a deux ans, qu’est-ce qu’on s’est marré ce jour-là.
Une fois de plus, ton pote torse nu sur la plage, les cheveux en bataille, le corps ruisselant d’eau, brillant au soleil, tout comme toi. Visiblement, vous sortiez tout juste de l’eau. Une fois de plus, le bras de l’un est posé sur l’épaule de l’autre, vos sourires sont si lumineux, vous avez l’air de vous amuser un max.
Et vous vous étiez bien amusés en effet. Vous aviez joué au volley dans l’eau, ça avait été un moment inoubliable. Oui, vous vous étiez bien marrés ce jour-là.
— Ici c’est à Gruissan, l’été de l’année dernière.
Jérém et Thibault et Thomas, les trois mousquetaires, torse nu, au bord de l’eau. Le quatrième, Thierry, étant derrière l’objectif. Jérém au milieu de la photo, et ses deux potes font semblant de l’embrasser sur la joue.
— On s’était tapé un délire, comme c’est lui qui conduisait et qu’il avait le permis depuis quelques jours et que sa 205 n’était pas de première fraîcheur, on avait parié qu’elle nous ne ramènerait pas à Toulouse… mais elle a fait l’aller-retour sans problème.
— Jérém n’a pas encore son tatouage.
Tu as entendu le son de la voix de Nico, mais tu n’as pas entendu ses mots. car ton esprit est totalement happé par cette photo.
De ces vacances, tu gardes surtout le souvenir d’une image « volée » le dernier soir, l’image de ton pote sortant d’un mobil home du camping en plein milieu de la nuit, rejoint par un autre gars venu lui rendre sa montre, la montre que tu lui avais offert pour son anniversaire, la montre qu’il avait dû enlever avant de coucher avec ce gars. C’était la première fois que tu avais su que ton pote avait couché avec un autre garçon. Tu t’étais demandé si c’était la première fois. Ça t’avait fait mal de découvrir cela. Et encore plus mal que ton pote n’ait pas pensé à toi si vraiment il avait envie de découvrir le plaisir entre garçons. Au fond, vous aviez commencé quelque chose en cette fameuse nuit sous la tente l’été de vos 13 ans… pourquoi ne pas continuer cela ? Est-ce qu’il ne te trouvait pas assez attirant ? Ou bien, est-ce que c’était le fait que vous soyez potes qui l’avait empêché d’envisager de coucher avec toi ?
C’est un souvenir douloureux pour toi, une blessure dont tu n’as jamais parlé à personne. Pendant un instant, tu as envie de partager ceci avec Nico. Mais tu te dis que ce n’est pas utile de partager ce souvenir avec Nico, ni cette possible première expérience de Jérém avec les garçons, c’est à lui de le lui raconter s’il le souhaite, et encore moins ton ressenti face à cette découverte, la douleur que tu avais ressentie à cet instant.
Soudain, tu ressens sur toi le regard interrogatif de Nico. Tu réalises qu’il vient de te dire quelque chose et que tu as complètement zappé. Vite, ressaisis-toi !
— Tu disais, Nico ?
— Je disais que sur cette photo Jérém n’a pas encore son tatouage.
— Je crois que la photo a été prise le jour de notre arrivée, il a dû le faire le lendemain, je pense.
La photo suivante a été prise dans la voiture lors du trajet de retour vers Toulouse. Ton pote est endormi sur ton épaule. De cet instant, tu gardes un souvenir d’intense bonheur. Tu aurais voulu ne jamais arriver à Toulouse, ne jamais devoir le réveiller, ne jamais perdre le contact de sa joue sur ton épaule.
Une autre page est tournée et ton pote apparaît dans un t-shirt rouge.
— Tiens, ça c’est la soirée de son anniversaire l’an dernier.
Le souvenir remonte en toi de cette soirée qui s’était passée chez toi. Ton pote avait beaucoup bu. Après que tout le monde soit parti, il était sorti fumer sur le balcon. Tu étais parti le rejoindre. Tu l’avais trouvé particulièrement mélancolique. Tu voyais qu’il était tendu, au bord des larmes. Tu avais voulu savoir ce qui le tracassait. Il t’avait dit que tout allait bien. Mais tu savais que ce n’était pas le cas. Mais tu n’as pas insisté. Tu l’as pris dans tes bras et tu lui a proposé de rester dormir chez toi. Il n’avait pas voulu. C’était la première fois qu’il ne se confiait pas à toi, et aussi la première fois où il déclinait ton invitation a rester dormir chez toi.
Tu te demandais pourquoi. Tu te demandais si cette mélancolie, si cette distance qu’il était en train de mettre entre vous n’avait pas un lien avec cette partie de la vie de ton pote que tu avais aperçu le dernier soir au camping de Gruissan quelques semaines plus tôt. Tu te souviens de t’être dit à cet instant que tout cela risquait de vous éloigner de plus en plus.
— C’est quand son anniversaire ? te demande Nico, comme un cri du cœur.
— Tu sais pas ?
— Non, il ne l’a jamais fêté en classe.
— Je peux te dire qu’il l’a toujours fêté au rugby, et comme il faut.
— Il y a plein de choses que j’ignore de lui.
— Son anniversaire c’est le 16 octobre.
La découverte de sa date d’anniversaire a l’air de le rendre si heureux.
— Dans moins de trois mois, il va fêter ses 20 ans, et j’ai prévu de lui faire une surprise.
— C’est quoi ?
— J’ai prévu de l’amener au Mas d’Azil pour lui faire faire un saut à l’élastique par surprise, je sais qu’il va kiffer.
— T’as de la chance…
— J’ai la chance de l’avoir comme pote.
— Je parle de la chance de le connaître si bien, depuis si longtemps, la chance d’avoir partagé tant de choses avec lui.
Les mots de Nico te touchent. Tu sais que tu as cette chance. Mais tu sais aussi qu’elle est à double tranchant. Le côtoyer a été un immense bonheur. Mais aussi un beau calvaire.
— Tu as des photos de lui ?
— Juste une que j’ai découpé de la Dépêche la semaine dernière.
— Vas-y, choisis-en une, ou même deux.
— Mais je ne peux pas, ce sont tes souvenirs.
— Des photos, j’en ai plein. Et puis, les meilleurs souvenirs sont là-dedans, tu insistes, en posant sa main à plat sur son cœur.
— Tiens, tu lui lances, choisis-en quelques-unes.
Tu regardes Nico feuilleter longuement l’album photo, avec une fascination presque religieuse.
— J’aime bien celle-ci, il finit par lancer.
Jérém assis sur la pelouse de la prairie des Filtres, on voit une arcade du Pont Neuf tout à gauche de l’image, ses bras tendus et ses mains posées à plat sur le sol derrière son dos.
C’était un 14 juillet, et vous étiez là pour le feu d’artifice.
— Vas-y, décolle-la, elle est à toi.
— Merci infiniment, Thibault.
Il la décolle lentement, et puis une autre, et une autre encore. Tu contemples le vide laissé dans les pages de l’album, comme un écho au vide que tu ressens en repensant à ces souvenirs.
Soudain, l’album photo lui échappe des mains, il se referme tout seul et glisse entre ses genoux. Il essaie de le rattraper avant qu’il ne touche le sol, il a un mouvement brusque, ses genoux frôlent les tien.
Vos regards se croisent. Son regard doux te touche infiniment. Définitivement, ce Nico te fait craquer. Il est beau, il est charmant, il est adorable. Et tu ressens une soudaine envie de l’embrasser, de le déshabiller, de sentir son corps nu contre le tien, comme la dernière fois. Tu as envie de refaire l’amour avec lui.
Tu esquisses un petit sourire doux, tu portes une main sur son épaule. C’est ta façon de désamorcer cette tension érotique insoutenable. Tu noies le désir dans la tendresse.
— Tu sais, je t’aime beaucoup, Nico.
— Moi aussi, je t’adore.
— J’ai vraiment aimé cette nuit.
— Moi aussi, moi aussi.
— Je suis content que Jé soit tombé sur quelqu’un comme toi.
Tu vois Nico ému, tu l’es aussi. Tu as envie de le prendre dans tes bras, de l’embrasser.
Et là, ton portable se met à sonner.
— Quand on parle du loup… c’est Jé, tu lui annonces avant de décrocher.
— Hey, mec, ça va ?
Ton pote t’explique qu’il est obligé de débarrasser l’appart de la rue de la Colombette au plus tard le 31, dans 5 jours. Tu lui as demandé ce qui se passe. Il t’a répondu qu’il a quelques mois de loyer en retard et que son proprio n’a rien voulu savoir. Il t’a demandé s’il pouvait s’installer chez toi pendant un temps. Evidemment, tu as dit oui. Tu as été pris de court, et tu as dit oui. Tu ne peux pas laisser ton meilleur pote dans la panade. Bien que, après tout ce qui s’était passé dernièrement, tu ne sais pas si c’est vraiment une bonne idée. La cohabitation va entraîner une proximité, une promiscuité. Tu as envie de lui, et comment résister au désir ?
— Qu’est-ce qu’il se passe ? te questionne Nico. Tu dois avoir l’air troublé.
— Jé vient de m’annoncer qu’il n’a pas payé son loyer depuis des mois, et il s’est fait foutre dehors. Il doit quitter l’appart à la fin du mois.
— Mais c’est dans quelques jours à peine !
— Je suis sur le cul aussi, il vient de me l’annoncer à l’instant. S’il m’en avait parlé quand il a commencé à avoir des problèmes, j’aurais pu l’aider, mais il n’a rien dit, et là, on ne peut plus rien faire.
— Mais ses parents ne l’aident pas ?
— Je ne sais pas vraiment, c’est tendu entre eux.
— Bref, il m’a demandé si je pouvais l’héberger, il continue, le temps de se retourner.
— Evidemment, j’ai dit oui. Il va commencer à amener des affaires dès demain soir.
Nico a l’air tout aussi troublé que toi par cette nouvelle. Il sait, comme toi, qu’il ne remettra plus jamais les pieds dans cet appart, à ce lieu magique au beau milieu de la rue de la Colombette, ce lieu hors du temps et de l’espace associé à ce garçon magique que vous aimez tous les deux.
La nuit passée avec tes deux potes était donc la dernière fois où tu mettrais les pieds à l’appart rue de la Colombette.
— Nico, je t’aurais bien gardé manger une pizza mais il faut que je passe à la caserne.
— Je vais y aller.
— Tout va bien, Nico ?
— Oui, ça va. C’est juste que la nouvelle du déménagement de Jérém m’a un peu secoué. Il a de la chance d’avoir un pote comme toi.
— Même s’il vient s’installer ici, je sais qu’il ne restera pas longtemps. Jé a besoin de son indépendance.
— J’ai besoin que tu me promettes quelque chose, Nico…
— Dis-moi…
— Je ne sais pas de quoi l’avenir de Jérém sera fait. Mais quoi qu’il fasse, qu’il trouve un autre boulot, un autre appart, qu’il reste sur Toulouse ou qu’il parte je ne sais où, il ne pourra pas se passer de toi…
— J’aimerais que ce soit vrai…
— J’aimerais que tu gardes un œil sur lui…
— J’aimerais bien… mais est-ce qu’il va seulement m’en donner l’occasion ?
Tu sais qu’il ne t’en donnera pas l’occasion non plus. Et tu es certain au fond de toi que Nico est le plus à même de reprendre le flambeau.
— Je te promets que je ferai de mon mieux, il arrive à te répondre, la voix cassée par l’émotion.
Il vient chercher du réconfort dans tes bras, tu en trouves dans les siens.
— Porte toi bien, Nico, et si ça ne va pas, tu sais que ma porte est toujours ouverte. Et mon téléphone toujours allumé, toujours.
Tu essaies de donner le change, mais tu as mal, Thibault. Tu viens de passer des années à tenter d’étouffer tes véritables sentiments à l’égard de ton Jé, mais ils ont soudainement refait surface et pris une nouvelle dimension après ces quelques moments de sensualité partagés après de la finale du tournoi de rugby. Puis, la nuit que tu as partagé avec ton pote et avec Nico a fait monter dangereusement le niveau dans un vase déjà bien plein. Le vase de tes désirs, de ton abnégation, de tes frustrations.
La venue de Nico a fait trembler ce vase et crée des vagues. A plusieurs reprises, le regardant sur le canapé en train de découvrir les photos de ton pote, tu as eu envie de le prendre dans tes bras. Mais il n’y a pas que ça. Tu as repensé au plaisir que vous avez partagé quatre jours plus tôt. Tu as eu envie de l’embrasser, de le déshabiller, de retrouver son beau petit corps, et le plaisir de l’autre nuit. La tentation était forte, viscérale, et tu as dû te faire violence pour t’y opposer. Et tu sais que c’était la même chose pour Nico. Tu sais qu’il aurait suffi d’un rien pour que ça dérape, pour que vos désirs s’embrasent. Tu as ressenti que vous étiez l’un pour l’autre l’allumette et la meule de paille.
Oui, tu as dû te faire violence pour résister. Et si tu y es parvenu, c’est par respect de ton pote Jé, par respect de Nico, par respect de leur histoire et de leur amour.
Mais ça a été tout sauf simple. Surtout à un moment quand vos genoux se sont frôlés, et que vos regards se sont aimantés. Le désir que tu as ressenti était d’une rare violence. Il y a quatre jours encore, tu ne connaissais pas l’amour entre garçons, tu ne pouvais que l’imaginer et ta frustration n’était qu’à la hauteur de ton imagination. Maintenant que tu as connu cela, tu sais que le bonheur de cette nuit est allé bien au-delà de ton imagination et de tes attentes. Et ta frustration de ne pas pouvoir recommencer est d’autant plus grande.
Tu sais que Nico aussi a dû se faire violence pour ne pas céder au désir. S’il ne l’a pas fait, ce n’est que par respect de son Jérém. Et de votre amitié.
L’amitié, encore l’amitié. Cette amitié que tu as toujours donnée sans compter, devient un obstacle au bonheur.
Oui, le vase est plein, et il tangue à la moindre secousse.
Et tu sais pertinemment que l’emménagement de ton pote chez toi risque d’être la goutte qui va le faire déborder pour de bon.
Mardi 07 août 2001, 1h55.
Ça fait une semaine que ton pote a emménagé chez toi. Et ça ne s’est pas trop mal passé. Vos horaires décalés font que vous n’avez pas trop te temps de vous côtoyer.
Dès son arrivée, ton pote a décrété qu’il valait mieux qu’il dorme sur le canapé pour ne pas te réveiller à son retour tard dans la nuit. L’argument se tient. Mais tu n’as pas pu t’empêcher de te demander s’il n’y avait pas une autre raison derrière cet argument. Est-ce que ton pote ne veut plus partager le lit avec toi, comme ça a été régulièrement le cas par le passé ? Est-ce à cause des dérapages autour de la finale du tournoi de rugby, puis de cette nuit avec Nico ? Est-ce qu’il veut éviter que ça dérape à nouveau ?
Quand ton pote t’a demandé de s’installer chez toi, tu as redouté de partager ton lit avec lui. Tu as eu peur comme lui de ne pas pouvoir contrôler la situation. Alors, quand il a demandé le canapé « pour ne pas te déranger avec ses horaires à la con », tu as ressenti à la fois un grand soulagement et une immense déception. Mais c’est un mal pour un bien, autant éviter toute tentation et les gueules de bois.
N’empêche que ton pote est là, chez toi, et que la promiscuité s’installe. Ses affaires sont partout autour du canapé et dans la salle de bain. Tu l’entends parfois rentrer la nuit, et tu te branles en pensant à lui juste de l’autre côté de la cloison. Quand tu te lèves, tu le regardes dormir sur le canapé et tu as envie de lui.
Cette nuit, tu l’as attendu malgré l’heure tardive. En début de soirée, ton pote t’a appelé pour t’annoncer une grande nouvelle. Cette nuit, vous avez quelque chose à fêter.
Lorsque ton pote franchit la porte de ton appart, après avoir traversé la chaude nuit toulousaine, la chemise complètement ouverte, la cravate défaite pendouillant de chaque côté de son cou, un bout de joint entre les doigts, tu le prends direct dans tes bras et tu le serres très fort contre toi.
— Si tu savais comment je suis content pour toi !
— Il fallait pas m’attendre, fait Jérém, la voix basse et lente, en écrasant le bout du joint entre ses doigts.
— Il fallait bien fêter ça ! tu lui réponds, en lui tendant une bière, simple geste de partage.
Même si, d’après l’haleine alcoolisée de ton pote, tu devines que ton Jéjé a déjà bu plus que son dû.
— J’étais fou depuis ton coup de fil !
— C’est gentil, mais ça pouvait attendre… tu te lèves tôt demain…
— On s’en tape de ça… tu lui lances, tout excité.
— Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit exactement l’entraîneur au téléphone ?
— Apparemment, un type m’a vu jouer plusieurs matchs cette année et il en a parlé aux dirigeants du Racing. Ils veulent me rencontrer lundi de la semaine prochaine.
— Ah, putain, j’en étais sûr, ça devait arriver, c’était obligé. Tu es un vrai artiste du ballon ovale et il fallait que quelqu’un s’en rende compte tôt ou tard !
— Doucement, mec ! Ils vont d’abord me faire passer des tests…
— Tu vas les passer haut la main !
— J’espère…
— Je suis fier de toi, Jé ! Tu vas passer pro, tu te rends compte ? C’est génial, vraiment génial !
— Merci… fait Jérém, en se dirigeant vers la fenêtre, le regard fuyant.
— Mais t’as pas l’air si emballé que ça.
— Je suis fatigué de ma journée…
— On dirait que quelque chose te tracasse, Jé.
— Est-ce que je vais être à la hauteur, Thib ?
Quand il est comme ça, quand il doute de lui, ton Jé te fait fondre.
— Bien sûr que si !
— Si je me vautre, j’aurai l’air d’un con…
— Mais tu ne vas pas te vautrer, tu vas faire un malheur !
— Ça va être dur… fait Jérém, en allumant nerveusement une cigarette.
— Mais tu vas y arriver, je n’en doute pas une seule seconde !
— Ça va me faire drôle de ne plus te voir tous les jours… tu ne peux t’empêcher de lui glisser.
— M’en parle pas… qui va être là pour m’empêcher de faire des conneries ? fait Jérém.
A cet instant, tu as tellement envie de le prendre dans tes bras !
— C’est bien ce qui me tracasse le plus… tu rigoles pour désamorcer l’émotion que ses mots ont fait monter en toi.
— Mais tu viendras me voir à Paris… enfin… s’ils me gardent…
— Bien sûr qu’ils vont te garder, et bien sûr que je viendrai te voir, je viendrai pour te remonter les bretelles ! ».
— Tu m’as tout appris au rugby… fait Jérém, avec une pointe de mélancolie.
On dirait que ton pote a vraiment décidé de te faire chialer cette nuit.
— Je vous ai juste fait vous rencontrer, le rugby et toi. Mais tout ce que tu sais faire aujourd’hui, tu ne le dois qu’à toi-même, et à tout le travail que tu as fourni pendant toutes ces années.
Jérém sourit, mais son sourire parait forcé, teinté de tristesse. Tu penses savoir de quoi il s’agit.
— J’en connais un à qui tout ça, ça va faire drôle… tu tentes le coup.
— Qui donc ?
— Bah, Nico.
— Tu parles !
— Tu vas lui annoncer quand ?
— Je ne sais pas. Je n’ai pas de compte à lui rendre.
— Ne fais pas le con, Jé, Nico tient vraiment à toi.
— Je vais rien lui dire, il va m’oublier.
— Tu peux pas faire ça !
— Si, je peux.
— Mais putain, Jé, tu lui dois au moins une explication !
— Je ne lui dois rien du tout, il n’est rien pour moi !
— Arrête, Jé, sois un peu honnête avec toi-même. Je ne t’ai jamais vu aussi bien que depuis que vous êtes…
— On est rien du tout, je te dis ! il te coupe net.
— Tu vas vachement mieux depuis que vous vous voyez…
— Moi j’ai surtout l’impression que tout est plus compliqué !
— Ton départ va lui mettre une sacrée claque.
— De toute façon, lui aussi s’en va de Toulouse…
— Quand on veut, on trouve toujours le moyen de se retrouver…
— Pffffff ! De toute façon, ça a trop duré, il est grand temps qu’on arrête tout ça !
— Je ne te crois pas une seule seconde quand tu dis que Nico n’est rien pour toi ! tu t’emportes devant tant de mauvaise foi.
— Arrête avec ça, Thib ! Je te jure, arrête avec ça ! Arrête de me casser les couilles avec ce mec. Je vais partir et je vais couper les ponts. J’aurais dû le faire il y a longtemps !
— Tu vas le détruire !
— T’inquiète pas pour lui, il va vite trouver un autre mec pour se faire sauter !
— Mais c’est toi qu’il aime ! Et toi aussi tu es bien avec lui. Si tu le largues comme ça, tu vas le regretter.
— Allons, tu me connais, Thib… j’ai toujours fait ça avec les gonzesses…
— Mais est-ce que tu vas pouvoir le faire avec Nico ?
— Pourquoi je ne pourrais pas ?
— Peut-être que Nico est plus important pour toi que tu ne veux l’admettre… plus que toutes les nanas que tu t’es tapé…
— Je te dis d’arrêter avec ça, Thib ! Je ne suis pas pédé !!! se braque ton pote, en montant brusquement le ton de la voix.
— Mais on s’en fiche de ça ! tu lui lances, comme un cri du cœur.
Tu regardes ton pote et tu vois un garçon fatigué, étourdi par le tarpé qu’il a fumé en chemin, par l’alcool qu’il a bu à la fin de son service. Tu es interloqué par son attitude, par la virulence de ses réactions. Tu es attristé par le déni dont il fait preuve vis-à-vis de ses sentiments pour Nico, par la violence qu’il emploie contre soi-même pour assumer qui il est.
— Tu crois que c’est moi qui suis allé le chercher ? il te lance de but en blanc, très énervé.
— Ca n’a pas d’importance, Jé !
— C’est lui qui a voulu qu’on « révise », il continue sans faire cas de tes mots, de plus en plus emporté.
— Il m’a proposé de réviser juste pour se faire baiser ! J’aurais jamais dû le laisser venir chez moi !
— Arrête Jéjé, dis pas n’importe quoi !
— Il n’y a que la queue qui l’intéresse… t’as bien vu qu’il voulait autant de la tienne que de la mienne !
— C’est toi qui a voulu qu’on baise tous les trois ! Oui, j’ai couché avec lui. Moi, ce que j’ai vu, c’est un gars adorable, qui est vraiment amoureux de toi. Et toi aussi tu en pinces pour lui… sinon tu n’aurais pas été jaloux de le voir prendre son pied avec moi.
— Tu me gonfles, vraiment ! fait ton pote en montant encore le ton.
— Arrête un peu, Jé, calme-toi !
— Je me calme si je veux !
— Tu sais, quoi qu’il se passe dans ta vie, que tu sois avec une nana ou avec Nico, je serai toujours ton pote ! tu lui lances en saisissant son biceps.
— Tu m’as saoulé ! il s’emporte, tout en se dégageant brusquement du contact de ta main. Il écrase sa cigarette à moitié fumée sur le rebord de la fenêtre. Il traverse la pièce et se dirige vers la porte de l’appart.
— Tu vas où ? tu t’inquiètes.
— Je vais prendre l’air !
— Attends… tu tentes de le retenir, en le saisissant pas l’épaule.
— Mais lâche-moi, putain !!! il se rebelle, te repoussant violemment.
Tu te rues sur la porte d’entrée pour l’empêcher de partir.
— Tu vas me laisser passer ! fait ton pote, menaçant, le regard noir fulminant de colère.
— Sinon ?
— Sinon tu vas prendre mon poing dans la gueule !
— Tu ne ferais pas ça !
— Je ne rigole pas !
— Tu n’es vraiment qu’un petit con, Jé ! Qu’est-ce que tu peux être buté ! A force de ne pas assumer qui tu es, tu fais du mal à quelqu’un qui t’aime vraiment. Et que tu aimes aussi. Mais le pire, c’est que tu te fais du mal à toi-même, tu t’empêches d’être heureux, et tu t’en empêches tout seul ! tu lui balances à la figure en perdant ton sang-froid.
Lorsque Jérém te charge, il a la violence d’un fauve enragé. Tu arrives à le repousser, puis à le maîtriser. Vous vous retrouvez réciproquement entravés, les mains de l’un saisissant fermement les biceps de l’autre, les fronts et les nez collés, le souffle de l’un sur le visage de l’autre.
— Lâche-moi, connard !
— Arrête Jéjé, tu es fatigué ! On va arrêter de parler de tout ça et on va se coucher. Demain ce sera oublié.
— J’ai envie d’aller faire un tour et je vais aller faire un tour !
— Ce n’est pas une bonne idée, à cette heure-ci, en plus tu es rond comme une bille !
— Tu ne vas pas me donner des ordres !
Tu vois que ton pote est épuisé, il respire fort. Petit à petit, ses biceps cessent d’opposer résistance aux tiens.
— Je suis désolé, Jé. Tu as raison, je n’ai pas à me mêler de ta vie, tu tentes de le raisonner.
— C’est juste que depuis quelques temps j’ai l’impression que nous nous éloignons. Et maintenant que tu vas partir à Paris, ça ne va pas s’arranger. Tu vas me manquer, Jé. Nos matches, nos troisièmes mi-temps, nos sorties, nos rigolades vont me manquer. Tu vas me manquer, Jé !
Tu attends en vain un mot gentil de sa part. Tu sais que tu vas lui manquer aussi. Mais tu sais aussi qu’il est trop en colère pour l’admettre à cet instant précis.
— Alors, je veux juste que tu saches que je serai toujours là pour toi, quoi qu’il arrive, tu continues, au bord des larmes. Même quand tu seras à Paris, tu peux m’appeler n’importe quand. Tu sais ça, hein ?
C’est par les mots, par le ton de ta voix, par tes bras qui enlacent désormais son torse, par des caresses légères, douces, pleines s’affection que tu dispenses dans son dos, que tu tentes d’apaiser ton Jéjé.
Petit à petit, il semble s’abandonner à ton accolade, t’enserrant à son tour dans ses bras, plongeant son visage dans le creux de ton épaule.
Il y a quelque chose de profondément apaisant dans le contact avec la peau chaude de l’autre, dans cette étreinte, dans cette complicité entre potes.
Puis, à un moment, ton pote relevé la tête. Vos regards se croisent, se figent d’un dans l’autre. Vos déglutitions se font nerveuses, les respirations de plus en plus profondes. A nouveau, les fronts humides de transpiration se rencontrent, les souffles se mélangent, les nez se collent, glissent l’un sur l’autre.
Puis, à un moment, tout doucement, les lèvres approchent.
Et là, soudain, Jérém a un brusque mouvement de recul.
— Je vais faire un tour, il annonce avec une voix très basse, le regard fuyant, avec un ton qui est sans appel.
Ton pote vient de refermer la porte derrière lui et déjà tu te demandes si ça a été une bonne idée d’accepter qu’il s’installe chez toi. Certes, tu ne pouvais pas laisser tomber ton meilleur pote au moment où il se retrouvait dans la panade. Mais ce que tu redoutais a failli arriver. Les choses ont à nouveau failli déraper entre vous. Et c’est une nouvelle fois ton Jé qui a freiné juste avant que vous commettiez l’irréparable.
Car l’envie est bel et bien là, et elle grandit chaque jour depuis que tu partages ton appart avec ton pote. Partager l’appart, c’est affronter la promiscuité du quotidien. C’est regarder ton pote dormir sur le canapé, tout en le sachant nu sous la couette. C’est l’entendre prendre sa douche et le voir sortir de la salle de bain juste en boxer, la peau dégageant mille odeurs de propre et de bon. C’est avoir envie de lui. C’est risquer que ça dérape à tout moment entre vous.
Et ça, ça ne doit jamais arriver.
Tu te dis que c’est une bonne chose que le recrutement de ton pote arrive maintenant. Car tu te dis que lorsqu’il sera parti à Paris, la distance l’aidera à surmonter tout ça, et à empêcher le désir sensuel de venir troubler votre belle amitié.
Tu es content d’avoir pu lui parler de Nico, et de lui avoir dit que tu serais toujours là pour lui, quoi qu’il arrive.
Tu es confiant d’avoir mis les choses au clair avec ton pote. Et tu te dis qu’une fois évacué sa colère, il reviendra vers toi.
Mais les jours ont passé, et ton pote n’est pas revenu vers toi. Vous vous êtes croisés, mais tu avais l’impression qu’il t’évitait. Puis, le lundi suivant, il était parti à Paris rencontrer l’équipe dirigeante du Racing.
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