LT0103 Le livre de Thibault – Amitié et sensualité
Jeudi 12 juillet 2001, trois jours avant la finale du tournoi.
23 heures.
Tu as eu ton pote au tel un peu plus tôt dans la soirée et tu as bien senti qu’il n’avait pas le moral. Alors, tu as décidé d’aller le voir.
Lorsque tu débarques à l’appart, ton pote est affalé sur le canapé, torse nu, l’épaule cachée sous un bandage blanc.
Tu essaies de lui faire la causette mais tu constates vite que ce soir il n’est pas très réactif. Il n’a pas envie de parler, il fixe la télé sans la regarder, il enchaîne les clopes et les bières.
Jéjé n’a vraiment pas le moral. Tu sais que sa blessure l’inquiète beaucoup et qu’il angoisse à l’idée de ne pas pouvoir jouer dimanche prochain pour la finale. Tu sais qu’il angoisse à l’idée que votre équipe puisse rater le dernier coche, comme ce fut déjà le cas l’année dernière.
Tu tentes de le rassurer, tu lui rappelles qu’il lui reste encore de deux jours pour se reposer avant la finale. Et que même s’il rate l’entraînement du lendemain, personne ne lui en voudra.
Pourtant rien ne semble l’apaiser. Ni ta présence, ni tes mots. Avant, tu savais comment l’apaiser. Mais cela a changé. Jérém ne se confie plus à toi comme avant, et du coup tu n’arrives plus à le rassurer.
Tu sais bien que la blessure n’est pas la seule cause du malaise et des inquiétudes de ton pote. Quelque chose d’autre le tracasse, mais il ne veut pas t’en parler.
Alors, pour essayer de lui remonter le moral, tu décides de faire appel à la recette qui ne rate jamais. Le bouillon de bons vieux souvenirs entre mecs.
Tu attaques en lui parlant de ce match en début de saison que vous aviez gagné de justesse alors que tout semblait se liguer contre votre équipe. Tu lui parles de la troisième mi-temps entre potes bien méritée qui avait suivi. Tu lui parles des vacances à Gruissan deux ans plus tôt, du jour où il avait voulu se faire faire à tout prix ce tatouage en dessous du biceps, juste parce qu’une meuf sur la plage lui avait promis qu’elle coucherait avec lui s’il avait le cran de le faire.
Au fil des souvenirs, ton pote semble un peu surmonter sa morosité. Il commence à rigoler, à donner le change, à faire le lien avec d’autres souvenirs. La sauce du bonheur entre potes semble enfin prendre. Et qu’est-ce que tu es heureux de le voir sourire enfin ! Qu’est-ce que son sourire te manque depuis quelques temps !
Parce que ton pote est si craquant quand ce beau sourire illumine son visage.
Une heure du matin.
Tu es fatigué. En plus, tu bosses demain matin. Mais tu n’as pas envie de rentrer, car le sourire de ton pote vaut bien un peu de sommeil perdu.
Deux heures, tu as encore envie de le voir sourire. Tu ne peux pas se résoudre à mettre un terme à cette complicité retrouvée.
Deux heures trente.
Jéjé part fumer en terrasse. Tu ne fumes pas d’habitude, mais cette nuit tu partages une clope avec ton pote, juste pour être avec lui.
Le mégot écrasé, Jéjé rentre dans l’appart et disparaît dans la salle de bain. Une minute plus tard, il revient avec une brosse à dents dans la bouche et une autre dans la main.
C’est sa façon à lui de te proposer de rester dormir. Peut-être qu’il a encore envie de parler ou juste qu’il n’a pas envie de rester seul.
Tu hésites. Tu repenses à ce qui s’était passé la fois où tu étais resté dormir dans cet appart après le plan avec les deux nanas, lorsque tu t’étais réveillé en tenant ton pote dans tes bras. Tu repenses à l’angoisse de ce moment, à ta peur que Jéjé se réveille et qu’il réagisse mal.
Mais tu repenses aussi au bonheur de sentir son corps contre le tien. Un bonheur que tu n’as pas oublié. Et si ça se reproduisait cette nuit ? Et si ça se reproduisait dans ce lit, dans ces draps où ton pote a couché avec Nico ?
L’idée de te retrouver sous la couette, dans le noir, avec ton pote Jéjé, est à la fois tentante, excitante, troublante, angoissante.
Oui, tu hésites. Et pourtant, tu sais qu’au final tu vas prendre sur toi et rester. Jéjé ne comprendrait pas que tu refuses. Vous avez dormi tant de fois ensemble, jusqu’à il y a peu. Jusqu’à ce plan avec les nanas. Depuis, il ne t’avait plus proposé de rester dormir. Est-ce qu’il s’était rendu compte de ce qui s’était passé ce fameux soir ?
Quoi qu’il en soit, cette nuit tout semble redevenu comme avant. Cette nuit, ton pote t’a proposé de rester dormir, comme avant. Comme avant le plan avec les nanas. Comme avant Nico.
Tu ne peux pas refuser. Cette nuit, ton pote a besoin de toi. Non, tu ne peux pas te dérober, tu ne peux pas écouter ta peur. Parce que tu as besoin d’écouter ton envie.
Tu te dis que ce n’est pas parce qu’une nuit tu t’es retrouvé enlacé à ton pote que cela va forcément se reproduire. Ce n’est pas parce que tu as kiffé que tu ne vas pas savoir te contrôler.
Et puis, tu es sûr que cette nuit ton Jéjé a encore besoin de parler, d’être rassuré.
Tu ne te trompes pas, tu le connais par cœur.
« Dimanche dernier j’étais vraiment pas au point. Je m’en veux, si tu savais, il te lance dans le noir, en remontant un peu la couette.
— Tu n’as pas à t’en vouloir, ça peut arriver à tout le monde, tu tentes de le rassurer.
— J’avais très mal dormi la nuit d’avant.
— Pourtant vous n’êtes pas rentrés tard, Nico et toi…
— Ouais, mais j’ai mal dormi.
— Au fait, je l’ai croisé lundi soir. Il était très inquiet pour ta blessure…
— Et comment il a su ?
— Il m’a appelé parce qu’il s’inquiétait de ne pas avoir de tes nouvelles depuis l’autre nuit.
Tu évites de préciser à ton pote que c’est à la brasserie que Nico a appris pour sa blessure, car il s’y était rendu pour le voir, après son silence prolongé. Tu ne veux pas prendre le risque de contrarier ton pote et de mettre Nico en porte-à-faux. Il est parfois des détails qu’il n’est pas utile d’apporter aux faits.
— Ce ne sont pas ses oignons ! Et il n’a pas à t’appeler pour avoir de mes nouvelles ! il lâche sèchement.
— Il ne pensait pas à mal. Ce gars est super gentil !
— Il m’emmerde !
— Pourquoi tu dis ça ? J’avais l’impression que vous vous entendiez bien.
— Ouais, c’est ça !
Ton pote a l’air vraiment contrarié.
— Ça a été chouette de sa part de t’aider pour le bac.
— Ouais, mais maintenant le bac c’est fini, alors il n’a plus de raison de me coller !
— Je pensais que vous étiez devenus amis.
— Tu parles ! C’est lui qui ne me lâche plus parce que personne ne veut de lui. Il s’imagine que parce qu’il m’a un peu aidé pour le bac on est devenus potes. Mais t’inquiète, je vais vite m’en débarrasser !
Tu te demandes pourquoi ton pote est si injuste avec Nico. Pourquoi se force-t-il à être si virulent, si ce n’est pour essayer de lui montrer qu’il n’y a rien entre Nico et lui ?
— Je te trouve dur. Je suis sûr que Nico est un bon gars et que son amitié est réelle. Et il tient beaucoup à toi.
— Il t’a raconté quoi ce petit pédé ?
Tu retrouves bien là ton pote, pour qui l’attaque est la meilleure défense. Le fait est que lorsqu’on attaque, on est obligé de sortir un peu à découvert. Et l’hostilité de Jéjé est trop nette, trop surfaite, pour ne pas être « louche ».
— Il ne m’a rien raconté de spécial. Il se fait du souci pour ta blessure, c’est tout, d’autant plus que tu ne réponds pas à ses messages. Je pense qu’il t’aime vraiment bien ce petit mec.
— Quoi qu’il t’ait raconté, il se fait des films ! ! ! Il prend ses rêves pour des réalités. S’il me kiffe, c’est son affaire, mais moi, moi je ne suis pas pédé ! ! !
— Je n’ai jamais dit ça, tu tentes de désamorcer sa colère.
Mais l’emportement de Jéjé, amplifié par l’alcool, le ton sans appel de ses mots, coupe court à la discussion. Tu ne veux surtout pas le braquer, car tu sais que dans l’état de colère où il s’est mis, il serait même capable de t’envoyer chier. Tu ne veux pas perdre le contact avec ton pote. Cette nuit, tu n’iras pas plus loin dans tes questionnements.
Tu l’aurais pourtant voulu. Tu aurais voulu savoir lui donner envie de se confier à toi. Mais un petit pas est fait, le sujet « Nico » a été mis sur la table. Ce sera peut-être plus facile d’y revenir plus tard.
— Bonne nuit, Thib !
— Bonne nuit, Jé !
Ton pote s’endort rapidement. Tu le suis de près, terrassé par la fatigue et bercé par la douce chaleur de la proximité de son pote.
Un peu plus tard, la même nuit.
C’est une vibration qui se propage dans les draps, jusqu’à toi. C’est ça qui vient de te réveiller. La pièce est plongée dans l’obscurité, dehors il fait encore nuit. Tu émerges de ton sommeil et tu réalises que Jéjé est en train de se caresser. Est-ce qu’il est réveillé ? Est-ce qu’il réalise que tu es juste à côté ?
Moment inattendu, troublant. Tu écoutes la respiration de ton pote, te laisses bercer par cette vibration. Tu évites tout mouvement. Tu ne veux pas que ton pote se rende compte que tu es réveillé. Tu ne veux pas le mettre mal à l’aise. Tu ne veux pas qu’il arrête.
Le sentir se branler à côté de toi, ça te fait bander aussi. Soudain, tu te sens transporté des années en arrière, jusqu’à cet été, celui de vos 13 ans, dans ce camping, jusqu’à cette nuit, sous cette tante, où déjà tu avais senti ton pote en train de se branler dans le noir. Jusqu’à cette branlette que vous vous étiez échangés à l’abri des regards. Tu retrouves les mêmes sensations qu’à ce moment déjà lointain. Ta respiration coupée, ton cœur qui bat à tout rompre, la peur et l’excitation de cet instant unique, de cet unique instant où il avait pris du plaisir avec son pote.
L’excitation te gagne, et tu commences à te branler à ton tour.
Tu te dis que c’est juste une branlette, chacun de son côté, et que ton Jéjé ne le prendrait pas mal. Au fond, vous avez déjà fait un plan à quatre ensemble. Alors, se branler côte à côte, ça ne te paraît pas si déconnant. Au contraire, tu te dis que si tu te branles aussi, il se laissera aller davantage.
Et c’est en effet ce qui se produit. Dès que tu commences à te branler, la vibration venant du côté de ton pote augmente d’intensité.
L’excitation monte vite. Comme lors du plan avec les nanas, la montée du plaisir provoque une sorte d’ivresse qui aimante vos épaules, vos avant-bras, vos mollets, vos cuisses. Les contacts sont de plus en plus intenses, les frissons de plus en plus bouleversants. Jusqu’à ce que tes doigts osent aller effleurer la cuisse musclée de ton pote.
Soudain, la vibration venant du côté de Jéjé s’arrête net. Tu arrêtes aussitôt de te branler. De longues secondes s’écoulent, des instants chargés d’un silence lourd et oppressant, de respirations étouffées.
Tu as l’impression que Jéjé peut entendre les battements violents de ton cœur. Tu n’oses plus bouger.
Tu finis par prendre une profonde inspiration et par rappeler tes doigts, par couper le contact avec la cuisse de ton pote. Tu amorces ensuite le mouvement pour te tourner sur le côté, tu essaies de te dérober à ce malaise.
C’est là que tu sens la main de ton pote se poser sur la tienne, t’empêchant de changer de position.
Puis, avec un geste lent mais assuré, il t’attire vers lui. Tu es troublé, et tu te laisses faire, le cœur qui bat à mille. Tu te laisses porter, comme dans un rêve, impatient de découvrir les intentions de Jéjé.
Un instant plus tard, tes doigts effleurent sa queue tendue, alors que sa main s’éclipse.
Jéjé a donc envie de ça, il a envie d’une branlette. Comme cette fameuse nuit sous la tente. Alors, finalement, il se souvient aussi de cette nuit en camping, cette nuit dont vous n’avez jamais reparlé depuis, cette unique nuit où vous vous étiez donné du plaisir.
Les frissons qui parcourent ton corps et ton esprit à cet instant te donnent des ailes. Tu saisis doucement la queue raide et chaude de son pote, cette queue qui remplit bien ta main. Et tu commences d’envoyer ce lent mouvement de va-et-vient qui plaît aux garçons.
Tu redécouvres avec un bonheur intact le plaisir de sentir ton pote frissonner sous l’effet de tes caresses. Mais le plaisir ne s’arrête pas là. Il atteint des nouveaux sommets lorsque la main de ton pote se pose sur ta queue et entreprend de te branler à son tour.
Le contact avec sa main est délicieux, ses va-et-vient fabuleux. L’excitation monte, monte, monte, comme une ivresse incontrôlable. Et dans ton esprit de plus en plus ivre, ce double contact de mains appelle vite d’autres envies, d’autres plaisirs. Tu as soudain envie de faire autrement plaisir à ton pote, autrement qu’avec simplement la caresse de ta main.
Tu amorces le mouvement pour glisser sous les draps. Mais tu n’as pas le temps d’aller bien loin.
— Non ! tu entends ton pote lancer, comme un cri étouffé, comme paniqué, pendant que sa main saisit très fermement ton avant-bras, t’empêchant d’aller au bout de ton intention. Sa prise est ferme et musclée. Tu ressens une douleur dans ta chair. Tu ressens également une autre douleur, plus intense encore, un malaise vertigineux. Comment te sortir de cette situation ? Comment retrouver ton pote, après ça ?
Mais quelques instants plus tard, la main de ton pote relâche un peu son emprise et reconduit la tienne là d’où il estime qu’elle n’aurait jamais dû partir.
Tu as bien saisi le message. Une branlette, ça passe, mais pas plus. Il n’y a que Nico qui a droit à ce bonheur.
Tu recommences à branler ton pote, et ton pote recommence à te branler. Quelques instants plus tard, tu entends le bruit étouffé des giclées, les tiennes, celles de ton pote, qui atterrissent sur vos torses respectifs, et même sur les draps. Tandis que l’odeur si caractéristique du plaisir de mec s’insinue dans tes narines.
Ton pote se tourne aussitôt de l’autre côté, sans un mot. Un instant plus tard, il dort.
Le cœur qui bat à mille, tu restes immobile pendant de longs instants, comme figé, alors qu’une question te tenaille désormais.
« Et maintenant ? »
Vendredi 13 juillet 2001.
Certes, ce n’était qu’une innocente branlette. Pourtant, ça avait été dur de « retrouver » ton pote après ça.
Aux entraînements, le stress de la finale qui approchait à grand pas avait vite balayé tout le reste. Et le malaise que tu avais redouté, n’avait pas existé. D’autant plus que Jé faisait comme si rien ne s’était passé.
Comme cette fois sous la tente, au camping à la mer, lorsqu’ils avaient 13 ans.
Pourtant, ça s’était bien passé. Hier, tout comme aujourd’hui.
La première fois en camping, tu avais pris sur toi pour seconder le comportement de ton pote et faire comme si. Ça avait été dur, très dur. Car tu n’arrêtais pas d’y penser, et avait envie de recommencer. Puis, très vite après cet été-là, ton pote était parti du côté des filles. Et tu avais suivi le même chemin.
Pendant des années, tu t’étais demandé ce que ton pote avait ressenti à ce moment précis, ce qu’il en avait pensé par la suite, quelle importance il avait accordé à cette expérience. Est-ce qu’il y pensait parfois ? S’en rappelait-il seulement ?
Tu avais même imaginé qu’il n’avait pas aimé ce qui s’était passé entre vous, et que ça l’avait justement conforté dans son hétérosexualité. Et au fil du temps, tu avais appris à considérer cet épisode comme un simple « accident ».
Mais cette fois-ci, ce n’est pas pareil. Car vous n’avez plus 13 ans. Ce qui s’est passé ce n’est plus une « bêtise d’ados ». Vous allez avoir 20 ans. L’un comme l’autre vous saviez ce que vous faisiez. Pourtant, pour toi, l’envie était la même qu’à 13 ans. Et Jé avait accepté que ta main lui fasse plaisir sous la couette, comme à 13 ans.
Puis, une force débordante, vertigineuse, incontrôlable t’avait poussé à tenter de t’aventurer sous la couette pour faire encore plus plaisir à ton pote. Mais il t’en avait empêché. Sur ce coup, Jé avait été plus lucide que toi. Ça avait été une sage décision de sa part.
Mais désormais, il sait. Il sait de quoi tu as envie avec lui. Qu’est-ce qu’il doit penser de toi ?
Après avoir refusé ta proposition silencieuse, Jé s’était fini tout seul et s’était aussitôt rendormi.
Tu avais essayé de dormir, en vain. Le lendemain matin, tu étais parti tellement vite que tu avais oublié ta montre sur la table de chevet.
Cette fois-ci, tu ne pourras pas te contenter de faire comme s’il ne s’était rien passé. Cette fois-ci, tu as besoin de parler à ton pote. Mais de quelle façon ? En lui avouant ton attirance pour lui ? Comment prendrait-il un tel aveu ? Ou alors, lui en parler en choisissant de garder les apparences, lui en parler en minimisant ce qui s’était passé, en mettant cela sur le dos du joint et de la fatigue ?
Dimanche 15 juillet 2001, après la finale du tournoi de rugby.
Le barbec chez l’entraîneur avait été l’un de ces moments de convivialité où l’on se retrouve pour faire la fête après un match. Et pourtant, une certaine mélancolie planait déjà au-dessus des verres et des déconnades.
Bien sûr, tout le monde était heureux d’avoir gagné. Et de se retrouver chez le coach pour fêter ça, tous ensemble, troisième mi-temps digne d’une victoire de tournoi toulousain.
Difficile pourtant d’oublier, même en cette soirée de liesse, que dès la rentrée, l’équipe qui avait remporté cette victoire perdrait plusieurs de ses joueurs. Et, avec eux, une partie de son âme.
Il y avait les départs annoncés. Quentin et Illan, pilier et talonneur. Le premier trop pris par son taf et par sa meuf, le deuxième trop abîmé par une mauvaise blessure au genou.
Thierry partait faire ses études à Paris. Thomas partait travailler au pays Basque. Quant à Jé, lui c’était la grande inconnue.
Longtemps, tu avais espéré que l’un des mecs du Stade Toulousain, souvent présents aux matchs, remarquerait les exploits de ton pote, lui proposant d’intégrer les Reichel. Tu étais persuadé qu’il le méritait vraiment. Tu pensais que ce genre de reconnaissance et de consécration lui ferait le plus grand bien, en ce moment de doute et de changement. En plus de lui ouvrir très probablement les portes d’une belle carrière pro.
Mais le tournoi était fini et personne ne s’était manifesté.
Alors, tout en faisant la fête chez l’entraîneur, chacun savait qu’à la rentrée, l’équipe ne serait plus la même. Certes, il y avait les nouveaux. Et avec eux, de nouvelles amitiés à sceller, de nouvelles histoires de rugby à écrire. Mais le fait de perdre quasiment tous les joueurs les plus emblématiques de l’équipe, juste après cette belle victoire, était difficile à digérer.
Tout le monde faisait la fête pour oublier que cette victoire, cette soirée étaient à la fois l’aboutissement d’un rêve partagé, d’un effort d’équipe, mais également la fin d’une époque.
Une page se tournait. Et cette soirée serait probablement la dernière où cette équipe gagnante serait réunie.
Alors ils avaient bu et rigolé, beaucoup bu et beaucoup rigolé, parcouru les souvenirs communs. Comme quand on sait qu’on doit se dire adieu et qu’on veut retenir le temps.
Tout le monde ressentait cela, et toi même un peu plus que les autres. Car, avec le départ probable de ton Jé à la rentrée, tu savais que tu ne perdais pas qu’un simple coéquipier, mais ce pote qui a été presque ton frère. Ce pote que tu connais si bien et dont tu ressens toutes les émotions – le bonheur, la tristesse, le doute, les blessures – comme si c’étaient les tiennes.
Lorsque ton Jé marquait un but, tu ressentais sa joie comme si c’était la tienne. Lorsqu’il était inquiet, triste ou déçu, tu ressentais en lui la même inquiétude, la même tristesse, la même déception. Ta connexion avec ton Jé était totale. Ça va beaucoup, beaucoup, beaucoup te manquer de ne plus partager le rugby avec lui.
La soirée s’était étirée tard dans la nuit, et Jé avait bu et fumé bien plus que de raison. Et toi, fidèle au poste de meilleur pote, tu avais insisté pour prendre le volant et le raccompagner chez lui.
Et ce, malgré les réticences bien présentes dans ta tête à te retrouver seul avec Jé dans cet appart, après ce qui s’était passé trois nuits plus tôt.
Ton pote ne t’avait pas rendu la tâche facile. Il faisait chaud, très chaud, et dans la voiture il avait ôté son t-shirt, dévoilant son torse spectaculaire, sa peau dégageant un bouquet olfactif à la fraîcheur entêtante.
Jé avait fumé tout le long du trajet. Et tu avais « senti » ton pote tout le long du trajet.
— C’était une bonne soirée, tu avais glissé pour casser le silence.
— Il ne manque qu’une nana pour une pipe et ce serait parfait, avait balancé ce petit con de Jé, tout en posant sur toi son regard fixe, lourd, planant, alcoolisé, insistant.
Tu t’étais contenté de lui sourire, frémissant à l’intérieur. Mais comment il pouvait te balancer ça, alors que trois jours plus tôt il t’avait empêché de lui apporter ce plaisir ? Pourquoi il faisait ça ? L’alcool, le joint, la mélancholie de fin de soirée, sans doute.
Tu avais fait tout ton possible pour tenter de garder la tête froide. Tu te sentais mal à l’aise, et tu avais envie d’arriver le plus vite possible rue de la Colombette. Pour quitter Jé et rentrer chez toi pour de prendre une douche froide et tenter de dormir.
Pourtant, devant la porte de l’immeuble, tu avais ressenti le besoin d’accompagner ton pote jusqu’à l’appart. Tu le sentais trop mal en point, et tu préférais le voir bien à l’abri entre ses murs, être certain que l’appel du lit l’empêcherait d’aller rôder à la recherche d’un dernier verre et de cette pipe qui lui faisait défaut.
Mais tu avais également besoin de passer un moment avec ton pote. Tu savais que tu n’aurais pas le courage de lui parler de ce que tu avais sur le cœur. Ce n’était vraiment pas le bon moment, Jé était trop torché. De toute façon, ce ne serait jamais le bon moment pour parler de ça.
Jé t’avait proposé une dernière bière. Tu n’en avais franchement pas envie. Mais tu avais accepté pour lui montrer, pour te montrer que vous étiez toujours potes. Et tu t’étais dit qu’au final, au nom de votre amitié, tu irais une fois de plus dans le sens de Jé, que tu ferais comme si trois jours plus tôt il ne s’était rien passé.
Pendant que ton pote fouillait dans son frigo à la recherche des bières, tu avais récupéré ta montre sur la petite table de chevet, là où tu l’avais oubliée trois jours auparavant.
Aussitôt la montre fixée sur ton poignet, tu t’étais senti plus à l’aise pour te mentir, pour te dire qu’effectivement, trois jours plus tôt il ne s’était rien passé dans ce lit défait.
Bière en terrasse, fumette et discussions anodines, voilà le lot d’échanges avec ton pote dont tu te contentais, en lieu et place d’affronter les véritables questions qui troublaient ton esprit.
Il faisait très chaud, et ton Jé était toujours torse nu. Tout chez ce mec appelait au sexe. Dans ta tête et dans ton corps, la tension érotique était palpable. Le vent tiède glissait sur ta peau et te filait des frissons, et les frissons donnaient des envies. Envie d’ôter à ton tour ton débardeur, de coller ton torse nu à celui de ton pote. Envie irrépressible de lui proposer à nouveau ce qu’il avait refusé quelques nuits plus tôt, avec la peur de prendre un nouveau râteau.
Et, en même temps, le sentiment de culpabilité te cernait de toute part. « Je ne peux pas ressentir ça pour mon pote », tu n’avais cessé de te répéter. Et pourtant, tu le ressentais.
« Ça gâcherait notre amitié ». Et pourtant, tu ne pouvais pas ignorer ce frisson qui parcourait ton corps en regardant la demi nudité de ton pote.
« Je ne peux pas faire ça à Nico ». Et pourtant, tu n’aurais pas été contre une nouvelle branlette à ton pote.
Tu as imaginé ton Jé en train de coucher avec Nico dans cet appart. Tu as essayé d’imaginer le plaisir que tes deux potes se donnent dans ce lit. Tu as essayé d’imaginer ce plaisir qui t’es interdit.
Tu as eu envie que ton pote te demande de rester, comme il l’avait fait tant de fois auparavant, lorsqu’il était bien torché, malgré ce qui s’était passé trois jours plus tôt. Et, en même temps, tu as eu peur qu’il ne le fasse pas, à cause justement de ce qui s’était passé trois jours plus tôt.
— Il va falloir qu’on se refasse un week-end à Gruissan, c’était top l’an dernier ! t’avait balancé ton pote à un moment.
A la simple évocation de Gruissan, une foulée de souvenirs étaient remontés en toi. Tu avais revu ton pote sortir torse nu de ce mobil home, en pleine nuit, rejoint par ce petit mec bien foutu avec le tatouage aux grandes ailes bien en vue dans son dos.
Après la surprise, tu avais tenté d’imaginer le plaisir que ces deux mecs avaient pu se donner dans ce mobil-home.
Sur le coup, tu t’étais demandé si cet épisode resterait un épisode isolé pour ton pote, un— hors-série de vacances. Ou bien, s’il y aurait une suite, et quelle suite ? Un simple spin-off, ou bien un changement radical ?
Puis, quelques mois plus tard, tu avais croisé Nico sur le palier de l’appart de la rue de la Colombette, alors qu’il venait réviser avec ton pote.
Et tu avais compris que ton pote avait bien des penchants qu’il n’oserait pas t’avouer.
— Putain, on l’a fait, Thib. On l’a fait ! On est champions !!! avait exulte Jé lors de l’un de ces soubresauts émotionnels caractéristiques d’un état d’alcoolémie et de fumette anormalement élevé.
Son exubérance soudaine et débordante t’avait tiré illico de tes pensées.
— C’est grâce à toi, Jé ! tu lui avais glissé, ému.
— Et à toi aussi, Thib ! Tu as été top ! Cette dernière passe que tu m’as balancée, un truc de ouf !
— Ça ne va pas être pareil l’année prochaine, si tout le monde fiche le camp, tu avais réagi, désormais incapable de cacher ta tristesse.
— Il y aura d’autres joueurs, avait tenté de relativiser Jé, avec un détachement certain, presque avec indifférence.
— Mais aucun pote comme toi !
Après tes mots, Jé s’était limité à sourire. Qui sait ce que traduisait ce sourire alcoolisé ? Est-ce qu’il avait été touché par tes mots ? Ou gêné ? Est-ce qu’il se rendait seulement compte à quel point son pote tenait à lui ?
Mais tu avais besoin de dire à ton Jé ce que tu ressentais en tant que pote, faute de pouvoir lui avouer tes sentiments véritables.
— Tu es mon meilleur pote. Et tu le seras toujours, et je serai toujours là pour toi…
— Tu sais que je risque de partir dans pas longtemps…
— Même si on habite à 1000 bornes, tu pourras toujours compter sur moi.
— Mais tu vas me manquer, tu lui avais glissé, déjà bien ému.
— Dans cette ville j’étouffe, j’ai besoin de changer de décor !
— Pourquoi tu dis ça ?
— J’ai envie de partir, de voir d’autres endroits, peut-être d’autres pays. Et si je ne pars pas maintenant, je ne partirai jamais,
— Tu dois faire ce dont tu as envie.
— Merci Thib.
Mais tu as du mal à cacher ton émotion.
— T’as une cigarette ? tu lui avais demandé pour créer une diversion.
Une taffe, deux taffes.
— Vous voulez tous me retenir ici…
— Vous, qui ? tu l’avais questionné en entrevoyant enfin une ouverture pour parler de sujets délicats.
— Toi et Thierry, Thomas, et Nico aussi…
Tu as l’impression que ton Jé aurait peut-être envie de s’ouvrir, mais qu’il a du mal. Quelque chose le retient encore. Tu te dis qu’il faudrait déjà qu’il sache que, quoi qu’il arrive, ça ne change rien à votre amitié, que tu soutiendras et qu’il pourra toujours compter sur toi.
Tu connais ton pote, tu le connais au-delà des apparences, tu sais que derrière son assurance apparente de petit mec un peu macho, un brin frimeur, se cache un garçon de 19 ans qui doute de lui. Il a toujours douté, et il doit douter d’autant plus depuis qu’il est confronté à ce qui se révèle en lui au contact de Nico.
Alors, tu avais décidé de forcer un peu les choses.
— Oui, je pense que si tu pars tu vas beaucoup manquer à Nico aussi…
— Il trouvera un autre pote pour lui coller aux baskets !
— Mais ce n’est pas d’un pote dont il a besoin…
— Je ne sais pas de quoi il a besoin, mais il faut qu’il arrête de me pomper l’air ! il s’était soudainement emporté.
Tu avais l’intuition que c’était l’alcool qui faisait parler ton pote, tu l’entendais et le sentais au ton altéré de sa voix, à son irritabilité à fleur de peau, à son regard perdu.
La conversation étant engagée, tu avais décidé malgré tout de poursuivre.
— En tout cas c’est vraiment un gars sympa. Et il tient beaucoup à toi. Vraiment beaucoup.
— Oui, même trop !
— Il est vraiment fou de toi, et c’est beau, ça, tu avais lancé, dans la tentative de mettre ton pote à l’aise.
C’est un coup de poker, c’est risqué, c’est quitte ou double.
— Mais de quoi tu parles ? avait brusquement réagi ce dernier.
— De toi, de Nico. Tu me connais, Jé, tu sais que tu peux tout me dire, parce que je peux tout entendre.
— Mais je n’ai rien à te dire ! il s’était emporté.
— Tu sais que ça ne changera rien entre nous… ce qui se passe…
— Mais il ne se passe rien, je te dis !
— Tu seras toujours mon pote…
— Tu me fais quoi là, Thib ?
Ton pote commençait à se faire menaçant.
— Jé, il n’y a rien de mal à ça.
— Mais putain, de quoi est-ce que tu me parles, mec ?
— De toi, de Nico…
— Mais PUTAIN ! Tu veux me faire dire quoi, au juste ? Que je le baise ? Qu’il adore ma queue ?
— Tu veux vraiment savoir ??? il était monté dans les tours en franchissant un palier de colère à chaque interrogation.
— Si tu veux tout savoir, oui, il me suce, il avale mon foutre et je lui démonte le cul. T’es content maintenant ?
— Ne te mets pas en colère Jé…
Mais il avait continué comme un bulldozer sans chauffeur.
— Quand il est venu réviser, il avait tellement envie de se faire démonter qu’il n’arrivait même pas à aligner deux mots. J’ai eu pitié de ce puceau minable !
— Jé, t’as pas besoin de lui manquer de respect de cette façon. Nico est un bon gars, et je te trouve vraiment injuste avec lui.
— Ce mec est juste une bonne petite salope que je défonce pour me vider les couilles quand j’en ai envie. Dès qu’il sent l’odeur de ma queue, il rapplique sans demander son compte !
— Tu es trop injuste avec lui.
— Tiens, tu veux voir à quel point il aime la queue ? Tu paries combien que si je lui envoie un message même à trois heures du mat il rapplique en courant et il va nous vider les couilles a tous les deux ?
Ce disant, il sort son tel de sa poche.
— Range ça et arrête de jouer au con, Jé !
— Moi j’ai envie de me faire vider les couilles, pas toi ?
— Tu ne peux pas le traiter comme ça. Nico a des sentiments pour toi.
— Tu le connais, toi ?
— Assez pour savoir que c’est un gars bien.
— Ne te laisse pas avoir par ce petit pédé. Nico s’est rapproché de toi parce que t’es mon pote, et qu’il veut te tirer les vers du nez. Il doit bien te kiffer toi aussi, c’est pour ça qu’il essaie de faire ami ami avec toi…
— T’exagères, Jé ! Tu ne devrais pas être si dur avec lui. Il ne demande pas la Lune, juste un peu de considération…
— Il demande surtout de se faire démonter !
— Arrête ça, je te dis, Jé, tu commences à m’énerver !
Tu as de plus en plus de mal à rester calme.
— Tiens, tu veux savoir ? était revenu à la charge ton pote, je l’ai baisé pas plus tard que cet après-midi, après le match…
— De quoi ?
— Tu crois que j’étais en retard au barbec pour quelle raison ? Quand vous avez tous été partis, je l’ai sifflé, il a fait demi-tour et il m’a offert son fion. Et il en a eu pour son grade !
Tu avais senti tes joues chauffer, ta colère monter. Tu aurais voulu rester calme, mais tu ne pouvais plus.
— Arrête Jé. T’as pas besoin de me balancer tout ça. Tout ce que je voulais te dire est qu’il n’y a rien de mal à ce qui se passe entre vous deux, et que ça te ferait du bien de ne pas te prendre autant la tête…
— Je t’ai dit que ne suis pas pédé !!!
— On est en 2001, on s’en fiche des étiquettes. Tant qu’on est heureux, qu’importe avec qui nous le sommes ! L’important est que tout le monde trouve son compte et que personne ne souffre…
— Qu’est-ce qu’il est venu te raconter, cette tafiole ?
— Je n’aime pas que tu l’appelles comme ça. Et il ne m’a rien appris que je ne savais pas déjà…
Tu avais réalisé que le ton de ta voix était de plus en plus emporté. Cette discussion te prenait aux tripes, ça te faisait chier que ton pote soit à ce point dans le déni. Le déni, cette attitude qui le rend malade et qui fait souffrir Nico.
— Je sais bien, mais même si tu l’étais, je m’en ficherais, tu serais toujours mon pote…
— Mais je ne le suis pas !!!
Ces derniers mots, Jé les avait crachés dans un cri étouffé, tandis que son attitude s’étant soudainement faite très agressive. Tu l’avais rarement vu sortir aussi vite de ses gonds, et aussi loin.
Ton pote était désormais très remonté et tu savais qu’il n’y aurait plus de discussion possible cette nuit-là.
— Je vais y aller, Jé, je me décidais alors à annoncer à contre-cœur.
Tu aurais eu envie de voir ton pote un peu plus calme avant de partir, mais tu réalisais que ta présence l’empêchait justement de se calmer. Tu touchais du doigt les limites de ton amitié, ton impuissance à faire quoique ce soit de plus pour ton pote à cet instant précis. Tout ce que tu pourrais dire ou faire, ça ne ferait qu’empirer les choses.
Une seconde plus tard, tu te préparais à quitter l’appart. Ta main s’était déjà posée sur la poignée de la porte d’entrée lorsque, soudain, tu avais senti la sienne se poser sur ton épaule. Tu t’étais retourné. Ton pote affichait désormais un regard comme vidé de toute énergie, perdu, paumé.
Un instant plus tard, il se jetait dans tes bras. Une étreinte sans mots, qui avait duré une poignée de secondes.
Intense bonheur que de sentir le torse musclé de Jé contre le tien, ses biceps contre les tiens, sa joue contre la tienne. Et de sentir sa respiration ralentir, ses angoisses se calmer, sa colère refluer. Comme avant. Comme le garçon au sac à dos que j’avais connu avant.
Intense bonheur et brûlante torture que de sentir le parfum de sa peau, la chaleur de son corps.
Tu t’étais senti bander. Tu aurais voulu mettre fin à cette accolade, mais ton pote t’avait retenu. Il t’avait même serré un peu plus contre lui. Tu avais senti son érection. Et son front contre ton front, son nez contre ton nez, sa peau contre ta peau, ses pecs contre tes pecs. Et son souffle contre ton souffle, deux respirations haletantes, deux attirances brûlantes, deux désirs qui se rencontrent.
À cet instant, tant d’interrogations se bousculaient dans la tête. Que cherche-t-il à la fin ? De quoi a-t-il vraiment envie ? Quel rôle jouent l’alcool, la fumette, sa tristesse, le manque de son Nico dans ce que ton pote t’a refusé trois nuits plus tôt et qu’il semble envisager à cet instant ? Est-il bien raisonnable de se laisser aller ? Et après ? Va-t-il le regretter ? Comment vas-tu vivre ça, si ça dérape et que, une fois de plus, tu sois obligé de faire comme si rien ne s’était passé ? Arriveras-tu à faire face ?
Mais le nez de ton pote effleurait déjà le tien. Et ses lèvres cherchaient tes lèvres. Les corps s’enlaçaient avec fougue, les désirs se libéraient. Les braguettes se défaisaient.
Ton visage était déjà devant la bosse saillante de ton pote, si près que tu pouvais sentir la chaleur dégagée de sa queue à travers le coton fin du boxer.
Mais à la toute dernière seconde, tu n’avais pas pu.
— Je ne peux pas. Je suis désolé, Jé…
— Tu fais quoi là ?
— Je suis désolé !
— T’en avais envie l’autre nuit…
— Tu as eu raison de m’arrêter.
— Viens me sucer, putain !
— Je ne peux pas… pas comme ça, pas parce que tu es saoul et que je suis le seul mec que tu as sous la main… et pas dans le dos de Nico…
— Tu fais chier !
— Passe une bonne nuit, Jé, fait Thibault en passant la porte, fuyant le regard de son pote.
— Va te faire voir, connard ! avait été le dernier mot de Jé pendant que tu quittais l’appart quelques instants plus tard, le cœur empli de tristesse et de désolation.
Mardi 17 juillet 2001.
— Salut, comment ça va depuis dimanche ? Remis de la 3è mi-temps ?
Sans nouvelles de ton pote depuis dimanche, tu n’es pas tranquille. Le SMS de Nico remue le couteau dans la plaie de tes inquiétudes. Tu n’as pas envie de parler de ce qui s’est passé avec Jérém, et surtout pas avec Nico. Car tu te sens fautif vis-à-vis de lui. Alors, ta réponse se fait attendre.
Jeudi 19 juillet 2001
Tu ne sais pas quoi répondre à Nico. Mais tu sais qu’il ne se contentera pas de ton silence. C’est pourquoi tu n’es pas du tout surpris de le voir débarquer une nouvelle fois dans les parages du garage peu avant la fermeture.
Tu le vois faire les cents pas sur le trottoir d’en face. Tu vois illico qu’il est inquiet, et tu devines qu’il est venu te demander des nouvelles de Jérém. Hélas, tu n’en as pas, toujours pas. En revanche, tu as des choses à lui cacher. Tu te sens le cœur lourd.
— Ça va ? il te demande.
— Oui, ça va, ça va….
Tu voudrais donner le change, mais tu n’en as pas l’énergie.
— Sale semaine ? il enchaîne, comme pour trouver une explication à ton comportement qu’il doit trouver bizarre.
— Ouais, assez, oui, les garages commencent à fermer pour les congés, il y a du taf en pagaille…
— Tu es en congés quand ?
— J’ai trois semaines fin août, début septembre…
— Je t’ai envoyé un sms l’autre jour, tu l’as eu ?
— Ah, oui, désolé, je n’ai pas répondu, j’ai pas trop l’habitude des messages.
Quelle belle époque, 2001, l’époque bénie où l’on pouvait encore entendre ce genre de phrase de la bouche d’un bomec de 19 ans.
— C’est pas grave, il coupe court. Sinon, tu t’es remis du match ? il te questionne.
— Oui, ça va…
Tu as envie de t’épancher davantage. Mais quelque chose te retient.
— Vous avez fait la fête tard dimanche soir ? il tente d’en savoir un peu plus.
— Oui, assez tard…
— Jérém, ça allait ?
— Il était super heureux d’avoir remporté le tournoi, tu lâches en évitant sciemment le regard de Nico.
— Ça a dû être sympa le barbec, il commente.
Soudain, tu es rattrapé par une violente envie de fumer.
— Et après vous êtes sortis ? il enchaîne.
— Oui, enfin, mais pas tous, on était nazes.
— Nico, il va falloir que j’y aille, tu coupes court.
Tu te sens mal à l’aise vis-à-vis de Nico, tu n’as pas envie de parler de cette nuit, parce que tu n’as pas envie de lui mentir.
— Dommage, j’aurais bien pris un apéro comme la dernière fois…
— Pas ce soir, Nico, on remet ça à un de ces quatre, ok ? tu avais lâché, en alignant tes mots sans conviction et en joignant un sourire forcé.
— D’accord, il capitule.
— Je file, tu lâches sans autre forme d’explication, sans même prendre le temps de refaire la bise à Nico.
Dans le regard de Nico, tu vois de l’incompréhension. Il est venu chercher du réconfort, tu as été incapable de le lui apporter.
Nico a dû remarquer ton changement d’attitude depuis dimanche dernier, sur la pelouse, après la victoire. Tu l’avais encouragé à aller féliciter Jérém pour ses exploits, tu l’avais trainé à la buvette pour le rapprocher de ton pote, tu lui avais montré une bonne complicité.
Et là, quelques jours plus tard, tu te montres distant, fuyant, comme s’il y avait un malaise entre vous.
Le fait est que ce qui s’est passé avec ton pote te met vraiment très mal à l’aise par rapport à Nico. Tu as le sentiment de l’avoir trahi.
Bien évidemment, il n’a pas compris le pourquoi de ton changement d’attitude. Comment le pourrait-il ? Et tu as l’impression qu’il se pose des questions. Quand on se sent fautif, on a toujours l’impression que les autres savent, ou se doutent.
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