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LT0102 Le livre de Thibault – Le garçon au sac à dos

Toulouse, le vendredi 25 mai 2001.

Ce soir-là, en débauchant, tu étais passé prendre une bière chez ton pote. Comme tu le faisais parfois les soirs où vous n’aviez pas entraînement. Mais alors qu’il était toujours heureux de te retrouver, jamais pressé de te voir repartir – ce genre d’apéro en semaine se terminant souvent par une commande de pizza, d’interminables partie de FIFA, et de tout aussi interminables discussions autour du rugby – ce soir-là tu l’avais trouvé bizarre, comme surpris de te voir débarquer. Et, surtout, pressé de te voir repartir.

Il avait fini par te foutre carrément à la porte parce qu’il devait « réviser » avec son camarade Nico. Un comportement qui, d’une part, te rassurait vis-à-vis de son BAC à venir, mais qui ne lui ressemblait tellement pas. Ce qui avait éveillé ta curiosité.

Puis, en partant, tu avais croisé le garçon au sac à dos sur le palier. Et là, c’était flagrant. Ce petit gars semblait si heureux de retrouver son camarade, ton pote ! C’était beau à voir.

Son visage ne t’était pas totalement inconnu. Tu ne lui avais jamais parlé auparavant. Mais ce n’était pas la première fois que tu le voyais. Tu l’avais déjà aperçu en boîte de nuit, et parfois sur le bord du terrain lors de certains matches du tournoi.

— Salut, moi c’est Thibault.

— Salut, moi c’est Nico.

Nico a un sourire timide qui le rend touchant. Dans son regard, tu avais vu le bonheur de rejoindre ton pote. Mais également un certain malaise, le malaise de t’avoir trouvé sur son chemin vers le bonheur.

— Tu viens réviser avec Jé ? tentant de le mettre à l’aise.

— Oui, on fait des maths…

— Révisez bien, alors ! C’est gentil de l’aider, tu lui avais glissé.

Malgré la brièveté de l’échange, tu avais ressenti une profonde empathie pour ce garçon. Car, d’emblée tu as su que vous partagiez quelque chose de très précieux, de très intime. Une attirance, un désir, des sentiments.

Mais tu avais également ressenti autre chose. Une forme de jalousie vis-à-vis de ce garçon qui pouvait, chaque jour, côtoyer ton pote au lycée avec ses regards, son attirance, ses sentiments. Tu n’as pas de mal à imaginer que si un jour ton pote était partant, Nico « ne dirait pas non ».

Et si un jour ce Nico osait ce que tu n’as jamais osé ? Comme draguer ton pote ouvertement.

Au fond, le fait de n’être qu’un camarade de classe, est un avantage pour lui. Tu devines qu’entre Jé et Nico, il n’y a pas de véritable amitié, pas comme avec ton pote et toi. Et on ne peut pas porter atteinte à quelque chose qui n’existe pas.

Ce jour-là, tu aurais voulu échanger un peu plus avec Nico, faire un peu plus connaissance avec lui. Mais tu avais bien compris que ce n’était pas le moment. Tu t’étais dit que ce moment viendra un jour.

Et le bon moment s’est présenté pas plus tard que le lendemain, au Shangaï.

Samedi 26 mai 2001, une nuit au Shangaï.

En vrai, ce moment a failli ne pas se présenter. Car, à la base, c’était prévu que tes potes et toi finissiez votre soirée au KL. C’était ton pote Jé qui avait insisté pour changer de destination pour vous rendre au Shangaï.

Ça ne t’avait étonné qu’à moitié. Tu l’avais vu discuter avec Nico à la Bodega. Est-ce que Nico lui avait dit qu’il partait au Shangaï ? Est-ce pour cette raison que Jé avait tant insisté pour s’y rendre aussi, tout en restant parfaitement sourd aux remontrances de Thierry, Thierry qui pestait parce que ce changement de plan l’empêchait de retrouver une certaine nana au KL ?

Dès votre arrivée au Shangaï, tu l’avais repéré. Ça n’avait pas été difficile. Dès que son regard se posait sur ton pote, il brillait plus fort que toutes les lumières de la boîte.

Mais tu avais remarqué qu’il s’était éteint lorsque ton pote s’était éclipsé avec une blonde. Tu ne connaissais que très bien cette sensation. A chaque fois que ton pote s’éclipsait avec une nana en soirée, ce qui arrivait bien trop souvent à ton goût, tu faisais semblant de t’en amuser. Mais au fond de toi, ça te remuait les tripes.

Dans le regard de Nico, tu avais lu la même déchirante frustration qui te tenaillait, douloureuse comme une morsure. Et tu t’étais dit que tu pourrais lui apporter un peu de réconfort, et qu’il pourrait peut-être t’en apporter en retour.

Alors, profitant de l’absence de ton pote, tu lui avais parlé.

— Tu vas bien, Nico ?

— Pas mal, et toi ?

— Un peu cassé par le match, mais ça peut aller.

— Vous avez eu match cet aprèm ?

— Oui, c’était à Montauban.

— Ça s’est bien passé ?

— Oui, même si le jeu était un peu musclé.

— Vous êtes quand même une bonne équipe.

— Tu es déjà venu nous voir jouer, il me semble…

Nico a semblé surpris que tu te rappelles de lui.

— Oui, une fois.

— Tu t’intéresses au rugby ?

— Oui, un peu…

— T’en as jamais fait ?

— Non, je ne suis pas très sportif. J’aime courir sur le Canal, mais les sports co, c’est pas vraiment mon truc.

Son regard, le ton de sa voix, son attitude. Tu te dis que ce Nico a vraiment l’air d’un garçon aimable.

— Alors, ça se passe bien les révisions ?

Nico semble sur la défensive. Ta question lui a peut-être donné l’impression que tu te doutes de quelque chose, et que tu veux lui tirer les vers du nez.

— Oui… pas mal, il finit par répondre.

— Tu crois que Jérém va l’avoir, son bac ?

Tu essayes de lui montrer qu’il n’y a que de la bienveillance dans tes questions.

— Je pense, oui…

— En tout cas, c’est gentil de l’aider.

— C’est normal, il a besoin de réviser et je suis content de le faire…

— Tu sais, des fois il est un peu dur avec les gens, mais au fond c’est un mec bien.

— Je crois que c’est ça…

Tu voudrais rester discuter avec Nico plus longtemps. Mais un pote à toi te fait signe de le rejoindre à un autre bout de la salle.

Ce n’est que la deuxième fois que vous échangez quelques mots, vite fait, mais Nico t’a donné d’emblée l’impression d’un chouette type.

Samedi 9 juin 2001, une nuit à l’Esmeralda.

Cette nuit-là, il s’était passé quelque chose qui t’avait beaucoup marqué.

Ton pote Jé était parti aux toilettes. Et quand il en était revenu, son t-shirt blanc portait des traces rouges, des traces de sang. Visiblement, ce n’était pas le sien. Il s’était battu. Mais il n’avait pas voulu te donner d’explications. Il t’avait simplement annoncé qu’il rentrait. Mais aussi qu’il ramenait Nico.

Tu avais retrouvé ce dernier à la sortie de la boîte.

— Tu es sûr que tu n’as rien ? tu avais insisté auprès de ton pote, pendant que vous marchiez tous trois en direction de la 205 rouge.

— Naaan, ça va !

— Mais c’était qui ce con ?

— Un type qui cherchait la merde. Il était torché. Mais t’inquiète, il a eu son compte !

— Fais gaffe à toi, Jé…

— Mais oui ! il t’avait glissé, en lâchant un petit sourire complice et un brin taquin.

Et, ce disant, il avait fait un écart inattendu, faisant mine de te bousculer. Tu avais fait mine de te rebiffer, de le charger à ton tour. Il avait fait un bond pour t’éviter. Mais tu l’avais rattrapé, et tu lui avais passé un bras autour du cou, pour le retenir. Jé avait fait semblant de vouloir se dégager à tout prix, alors qu’un immense sourire s’affichait sur son visage. Comment tu aimes quand il est souriant, amusé, joueur !

— Salaud ! s’était marré Jérém, alors qu’il était enfin parvenu à se dégager de la prise de ton bras.

En arrivant à sa voiture, ton pote avait ouvert la porte côté passager, s’était penché au-dessus du siège, il t’avait tendu ton portefeuille.

— Tu es sûr que ça va aller ? T’as pas trop bu ? tu étais revenu à la charge, comme pour le retenir quelques instants encore.

Au fond de toi, tu n’avais qu’une envie, prendre le volant, conduire jusqu’à la rue de la Colombette et t’assurer qu’il rentre chez lui sain et sauf. Ou peut-être deux envies. La seconde étant de rentrer avec eux.

— Naaan, ça va, t’inquiète !

— Tu fais gaffe, ok ?

— On se voit demain au match ! il avait coupé court.

— Ça ne va pas être une partie de plaisir !

— Les derniers matches de la saison sont toujours gratinés.

— Mais on ne va rien lâcher ! tu lui avais lancé.

— Parce que cette année on n’est vraiment pas loin du but !

— Demain on va les cramer ! avait conclu ton pote.

— C’est pour cela que notre ailier doit rester entier.

— Oui, papa !

Oui, papa. Ça t’a toujours à la fois flatté et agacé qu’il te dise ces deux mots quand tu essayais de le mettre en garde contre un danger.

— Dégage ou c’est moi qui vais te taper sur la gueule !

— T’as des capotes ? t’avait demandé ton pote.

— De quoi ?

— Pour la petite brune de tout à l’heure.

— Nathalie ?

— Elle-même !

— Mais elle m’a largué il y a un moment !

— Peut-être… mais cette nuit elle ne demande qu’à se faire à nouveau baiser par toi, mon pote.

— Arrête !

— Fais-moi confiance, je m’y connais !

— Des conneries, oui !

— Tiens ! il t’avait lancé, tout en te balançant la petite boîte en carton.

— Tu vas la voir, tu lui fais un sourire, et tu la remets dans ton pieu !

— Tire-toi !

— Baise un bon coup et tu joueras mieux demain ! avait conclu ton pote, taquin, en démarrant la 205 rouge.

— Tu fais gaffe à ce petit con ! tu avais lancé à Nico, comme une bouteille à la mer.

Au fond de toi, un mélange de contrariété, d’envie, d’inquiétude, de doute, de crainte, de soupçon. Un sentiment indéfinissable, mais tellement lourd à porter.

Juste avant de quitter le parking, ton pote avait mis un petit coup de klaxon en guise d’au revoir. Tu avais levé la main et dégainé un sourire. Un sourire qui t’avait énormément coûté, parce qu’au fond de toi, tu n’avais vraiment pas envie de sourire. Mais tu ne voulais rien laisser transparaitre.

Tu ne voulais pas que ton pote comprenne que tu te doutais de ce qui se passait avec ce Nico et surtout pas à quel point cela t’affectait, et encore moins pourquoi. Tu n’avais pas envie d’avoir à affronter des discussions désagréables autant pour lui que pour toi. Car tu savais qu’il y avait des chances qu’il n’aimerait pas les questions que tu avais envie de lui poser. Tout comme il était fort probable que tu n’aimerais pas les réponses qu’il pourrait te donner, si tant est qu’il ait eu envie de te les donner. En fait, tu redoutais surtout sa réaction. Tu ne voulais surtout pas de malaise entre vous.

Et tu ne voulais pas qu’il se doute combien de le voir partir avec Nico te faisait mal, plus encore que de le voir partir avec une nana. Tu ne voulais pas qu’il comprenne que les regarder partir tous les deux dans cette 205 rouge, voir Nico prendre cette place de passager qui a souvent été la tienne, ça te remuait de fond en comble.

Tu t’étais demandé comment ils allaient terminer cette soirée. Car tu savais qu’ils allaient la terminer ensemble, dans l’appart de la rue de Colombette où tu avais si souvent été invité, dans le lit de ton pote dans lequel tu avais parfois dormi.

Tu avais regardé la voiture sortir du parking, et s’éloigner vers la Rocade. Tu l’avais suivie du regard jusqu’à ce qu’elle sorte de ton champ de vision.

Et tu avais ressenti une immense frustration au fond de toi. Tu avais mal.

Après que la 205 rouge eut disparu dans la nuit, tu avais marché pendant un petit moment dans le parking. Tu t’étais senti seul. Tu n’avais pas envie de retourner dans la boîte, tu avais besoin de silence et de calme.

Mais tu avais des potes à ramener, et tu avais fini par y revenir. Tu avais recroisé Nathalie. Ton pote avait raison, cette nuit, elle cherchait à nouveau ta compagnie. Pendant un instant, tu t’étais dit que tu pourrais lui parler, te confier à elle. Lui confier ce que tu n’as encore jamais eu le courage de confier à qui que ce soit.

Cette nuit, tu avais besoin de parler de ce que tu avais sur le cœur. Et tu t’étais dit qu’elle pourrait comprendre. Que tu pourrais avec elle trouver cette écoute que tu n’avais encore trouvée nulle part et dont tu avais de plus en plus besoin.

Elle avait su voir ton malaise. Et elle t’avait apporté sa tendresse, et son regard attentionné. Mais la tendresse avait débordé dans la sensualité, comme lorsque vous sortiez ensemble, empêchant définitivement tes mots de sortir, ton cœur de s’ouvrir.

Tu avais pu penser que le sexe était une bonne façon de faire taire tes démons.

Mais non, ce n’était pas la bonne façon. Même pendant l’acte, tu n’avais cessé de penser à cette 205 rouge disparaissant dans la nuit.

Après l’amour, Nathalie s’était endormie. Mais toi, tu n’étais pas arrivé à trouver le sommeil.

Tu avais repensé à ton pote, à son t-shirt blanc taché de sang. Tu avais repensé à son départ un peu précipité de la boîte, en compagnie de Nico.

Tu te demandais quelle était leur relation. Comment leurs désirs s’étaient rencontrés, comment ils s’étaient combinés. Nico avait l’air d’un garçon doux et amoureux. Mais ton pote ? Comment se comportait-t-il avec lui ? Jouait-t-il au con comme avec les nanas ? Se comportait-t-il comme tu l’avais vu se comporter avec le mec du camping, acceptant de partager le plaisir mais refusant violemment toute forme de tendresse ?

Ce qui était nouveau, c’est que cette relation semblait durer. Ton pote qui n’avait jamais voulu faire durer une relation, ne fusse-t-elle que purement sexuelle, avec une nana, semblait s’être laissé embarquer dans une relation régulière avec un gars, ce gars, avec Nico. Comment vivait-il cette expérience, nouvelle pour lui à plus d’un titre ?

Tu n’avais pas de mal à imaginer à quel point ce qui se passait avec Nico représentait un énorme bouleversement dans la vie de ton pote. Surtout si, comme tu l’imaginais, il ne s’agissait pas que d’une simple coucherie. Car tu étais persuadé que la présence de Nico lui faisait du bien.

Mais en même temps, tu te doutais que cette relation devait le perturber. Depuis quelque temps, tu le sentais sur les nerfs, prêt à démarrer au quart de tour. Tu devinais qu’il n’arrivait pas à assumer ce qui se passait dans sa vie et que cela provoquait de grandes tensions chez lui.

Tu avais ressenti l’envie de lui offrir une véritable occasion de se confier à toi.

Tu n’avais pas l’intention de lui demander des comptes, tu voulais juste savoir comment il vivait tout ça. Car tu sentais que ton Jéjé a besoin d’être rassuré, de se sentir compris, accepté. Et il fallait à tout prix qu’il puisse entendre que toi, Thibault, tu étais là pour lui, et que tu le seras toujours, quoi qu’il arrive. Et que ce qui était en train de se passer dans sa vie ne changerait rien à votre amitié.

Mais tu appréhendais sa réaction.

Dimanche 10 juin 2001, 13h36.

Mais tout s’était précipité dès le lendemain, lorsque ton pote avait débarqué avant le match avec la mine des mauvais jours, l’air nerveux, le regard fuyant. Une mauvaise humeur qui avait eu des répercussions sur sa prestation sportive. Certes, votre équipe avait gagné mais ton pote n’avait pas joué aussi bien que d’habitude. Ton pote n’était pas vraiment dans ses baskets ce jour-là. Tu avais l’impression qu’il était ailleurs. Car, visiblement, un truc le tracassait.

Alors, tu avais pris sur toi et tu avais tenté de lui parler. Après la fin du match, après les douches, tu l’avais rejoint, alors qu’il fumait, seul, dans un coin du terrain de jeu.

— Alors, ça s’est bien passé le retour hier soir ? tu l’avais questionné.

Il n’avait pas répondu tout de suite, se cachant derrière deux longues expirations de fumée, le regard fuyant.

— Ça a été… j’étais fatigué… il faut que j’arrête de boire autant… il avait fini par lâcher, comme pour s’excuser de sa petite performance dans le match.

— En tout cas, il a l’air bien sympa, ce Nico… tu tenter d’amener la discussion.

— Il est collant, il me casse les couilles !

— J’ai un peu discuté avec lui et je le trouve bien comme gars… en plus, c’est gentil de sa part de t’aider à réviser.

— Vivement le bac, et après, tchao !

— Viens, on va retrouver les autres, il avait coupé court sur un ton sec et presque agacé, tout en jetant sa cigarette, pourtant fumée qu’à moitié.

Un instant plus tard, il s’éloignait de façon précipitée, se dérobant ainsi à d’autres questionnements.

En posant quelques simples questions, cet après-midi-là tu avais eu confirmation du fait que ton pote était pas mal perturbé par cette relation. Et tu avais également compris que cette fois-ci, il ne te laisserait pas jouer le rôle de confident qui avait toujours été le tien.

C’est dur d’admettre qu’une partie de la vie de ton meilleur pote t’es désormais inaccessible, dur de voir que ton Jéjé essaie de te cacher des choses. Comme s’il avait peur de ta réaction, peur que tu ne comprennes pas, que tu le juges, que tu ne l’acceptes pas, comme s’il ne te faisait pas assez confiance.

Tu essaies de te rassurer en te disant que c’est peut-être simplement trop tôt, que dans la tête de ton pote il y a encore trop de bazar, qu’il n’est pas prêt à en parler, parce qu’il ne sait pas lui-même où il en est. Peut-être qu’avant de t’en parler, il a juste besoin de savoir où il va. Peut-être que c’est juste une question de temps.

Tu essaies de relativiser, de garder la tête froide. Pourtant, tu n’arrives pas à faire taire cette petite voix qui depuis un certain temps te martèle que l’amitié avec ton pote va être profondément bousculée. Et qu’elle va probablement l’être à tout jamais.

Lundi 25 juin 2001.

Aujourd’hui, entre midi et deux, tu as voulu aller voir ton pote Jé à la brasserie à Esquirol où il fait son premier jour. Sur le trajet, dans la rue d’Alsace-Lorraine, tu es tombé sur Nico et sa cousine.

Tu as voulu le mettre à l’aise, tu lui as demandé comment ça s’était passé son bac.

— Pas trop mal, on verra bien lundi à la publication des résultats.

— Et pour ce branleur de Jérém, ça va être bon aussi ?

— Je pense. Enfin, j’espère.

— Vous avez pas mal révisé, alors ça doit pouvoir le faire.

Un frisson parcourt ton dos à l’évocation de ses révisions avec Jé.

— Je ne sais pas trop comment ça s’est passé pour lui. Depuis le début des épreuves je ne l’ai pas trop vu.

Ses mots t’étonnent. Que s’est-il passé ?

— Vous faites quoi ce week-end ? tu as envie de savoir.

— Je ne sais pas trop. Et vous ?

— Je pense qu’on va aller au KL, comme d’hab.

— Tiens, ce samedi on pourrait se faire une soirée en boîte, fait Nico à sa cousine.

Elle n’a pas vraiment l’air ravie.

— Ça fait un petit moment que je ne suis pas sorti en boîte, depuis la soirée au Shangaï, il insiste pourtant.

Tu te souviens bien de cette soirée d’il y a deux semaines. C’est la fois où ton pote s’est battu. Tu te souviens très bien de son t-shirt blanc taché de sang. Mais il n’a jamais voulu te raconter ce qui s’était passé. Il t’a raconté, mais tu sais qu’il ne t’a pas tout dit. Tu as envie de demander des explications à Nico, mais tu te dis que ce n’est pas le bon moment. Tu lui en parleras une autre fois, quand vous ne serez que tous les deux.

— En tout cas, samedi soir Jéjé et moi nous serons au KL. Peut-être que nous verrons là-bas, tu lui glisses.

Tu ne sais pas trop pourquoi tu lui lances cette perche. Pourquoi lui dire où vous allez, pourquoi provoquer sciemment le « risque » qu’il s’y rende aussi, pourquoi t’exposer à revivre la même chose, les voir repartir une nouvelle fois dans la 205 rouge, pour finir la nuit ensemble ? Pourquoi t’infliges-tu cela, Thibault ?

Peut-être parce que tu sais que cela ferait plaisir à ton pote. Et à Nico. Faire plaisir à ceux que tu aimes est une seconde nature chez toi.

Tu sais que ton pote prend du bon temps avec Nico. Et tu ne veux que son bien-être. Mais ce bien-être, celui que Nico peut lui apporter, tu ne peux pas le lui offrir. L’amitié t’en empêche.

— Tu sais ce qu’il fait en ce moment ? il te demande.

Et là, tu lui apprends que ton pote vient d’être embauché dans une brasserie à Esquirol en tant que serveur.

Nico a l’ait très étonné.

— Jérém travaille ?

Jérém : c’est ainsi que Nico appelle ton pote Jé. Ce petit surnom t’émeut car il te parle de leur complicité, de leur intimité, de leur vécu commun. Jéjé est le petit nom avec lequel tu appelles ton meilleur pote depuis votre enfance. Mais tu sais que ses nouveaux camarades du lycée l’appellent Jérém. Nico doit l’appeler ainsi, après l’amour. Oui, « Jérém » est « son » Jéjé à lui. Ces petits surnoms sont des raccourcis qui vous rapprochent, chacun à votre façon, de lui.

— Il a commencé ce midi. J’allais justement le voir là-bas, conclut le beau mécano.

Tu n’as pas été étonné de voir Nico approcher de la brasserie un peu plus tard dans l’après-midi.

Tu le vois approcher d’un pas hésitant, comme s’il n’osait pas se montrer. Comme s’il avait peur de la réaction de ton pote. C’est sans doute le cas. Et il a sans doute ses raisons pour craindre cela. Tu sais à quel point il peut être chatouilleux dans des situations qui peuvent le mettre mal à l’aise.

Et vu comment il cloisonne cette partie de sa vie, tu te doutes bien que voir débarquer son amant sur son lieu de travail doit rentrer dans cette catégorie de situations.

Mais tu te dis aussi que ton pote n’osera pas le jeter devant toi. Aussi, ta présence donne à la venue de Nico une certaine « couverture ». Tu te dis que ton pote se sentira moins menacé par un verre entre « potes » que par la venue de Nico tout seul. Et puis, si ça devait commencer à chauffer, tu serais là pour jouer les rôles de modérateur. Ça, tu sais bien faire. Alors, tu lances un grand sourire à Nico et tu lui fais signe de te rejoindre.

Il semble hésiter. Mais il finit par approcher. Ta présence doit le rassurer.

« Re ! tu lui lances.

— Oui, re…

— Allez, vas-y, assieds-toi, Jéjé va être content de te voir !

Il n’a pas l’air rassuré.

— Tu veux boire quoi ? 

— Un mojito.

— Je t’invite. Il faut juste attendre que le serveur se libère.

Nico est venu te rejoindre, mais il a toujours l’air très tendu. Il semble tétanisé par la peur de la réaction de ton pote. Il a l’air de paniquer. En attendant que le serveur revienne, tu essaies de le mettre à l’aise. Tu sais que faire parler l’autre est un super moyen pour le mettre à l’aise. Alors, tu le questionnes au sujet de ses vacances, de son été, de ses études à venir. Parler avec toi semble lui faire du bien.

Jé finit par débouler en terrasse avec un nouveau plateau chargé de verres, de boissons et de biscuits apéro. Il vient tout juste de commencer ce taf, et tu es impressionné de le trouver autant dans son élément. Aussi, dans sa tenue, tu le trouves très beau.

Le regard de Nico est verrouillé sur son Jérém, il ne le lâche pas un instant. Il le kiffe vraiment.

Ton pote disparait à nouveau à l’intérieur de la brasserie. Il revient une minute plus tard avec un nouveau plateau, beaucoup moins chargé. Et pendant qu’il traverse une nouvelle fois la terrasse en diagonale, il capte la présence de Nico.

En vrai, toi aussi tu redoutais un peu la réaction de ton pote. Et là tu es soulagé de voir qu’il semble content de voir Nico en terrasse. Ce dernier semble rassuré. Tu te dis que ça ne doit avoir rien d’évident pour Nico de côtoyer de ton pote, alors que ce dernier n’assume pas ses envies. Tu es bien placé pour savoir à quel point ton Jé peut se montrer parfois impulsif, sanguin, et même injuste.

— Eh, ben, pendant que certains travaillent, il y en a qui se la coulent douce !

Tu ne l’as pas vu approcher, mais tu reconnais immédiatement la voix de ton pote.

— Cause toujours, va ! Pour une fois que tu en branles une, il faut que tu te la pètes !

— Tête de con, il te balance, taquin.

— Branleur ! tu lui réponds du tac au tac.

Tu adores déconner avec ton pote.

— Et toi tu fais quoi là, tu bades des mouches comme Thibault ?

— Je passais par-là…

Malgré tout, Nico semble toujours un brin mal à l’aise.

— Alors, tu bois quoi ? finit par lui demander ton pote.

Nico a l’air impressionné par son Jérém, par sa tenue, par cette situation nouvelle. Il l’a connu en tant que camarade de lycée. Et là, de but en blanc, il le retrouve serveur. Le changement de registre doit le chambouler. Il t’a chamboulé toi aussi. Ton branleur de pote grandit, il devient un homme. Et cela n’a pas échappé à Nico.

— Une bière blanche, s’il te plaît ! il finit par répondre.

— Ça vient !

— Je le taquine. Jéjé n’est pas du tout un branleur. Ça faisait longtemps qu’il voulait bosser, tu expliques à Nico, alors que ton pote vient de s’éloigner.

— Ça lui tardait vraiment, tu ajoutes.

— A ce point ?

— Jéjé est pressé de gagner sa vie pour ne plus rien avoir à demander à son père.

— Il ne s’entend pas avec ses parents ?

Tu lui expliques alors que ses parents, c’est juste son père. Car sa mère est partie il y a dix ans et elle n’a quasiment pas donné de nouvelles depuis. Il lui en veut énormément de les avoir abandonnés, lui et son petit frère Maxime, après la séparation. Il en veut à son père aussi, car il le tient pour responsable d’avoir rendu sa mère malheureuse et de l’avoir poussée à partir. Et il lui en veut aussi d’avoir ramené trop vite sa nouvelle copine à la maison. Ça fait des années que Jéjé n’a presque pas mis le pied dans le domaine viticole de son père.

— Son père est vigneron ?

Nico semble une nouvelle fois impressionné. Visiblement, il ne connait pas grand-chose de la vie de son Jérém. La façon dont il boit tes mots, avec la curiosité la plus insatiable, celle de l’amour, te touche beaucoup.

— Oui, dans de Gers. Jé fuit cette maison où il a été très malheureux. Et la copine de son père a tout fait pour le pousser à partir.

— Elle ne l’aime pas ?

— Non, pas du tout même. Mais je suis certain que le problème doit en partie venir de Jéjé. Il peut être une véritable tête de con quand il l’a décidé. Je pense qu’il ne lui a laissé aucune chance pour que les choses se passent bien. Mais il avait ses raisons, il était très en colère.

— Il veut vraiment couper les ponts avec son père ?

— Je crois, oui. En tout cas ça en prend bien le chemin. Le seul avec qui il veut garder contact, c’est son petit frère, qui est tout pour lui. Quand il a pris son appart à Toulouse, il y a trois ans, au moment où il a redoublé sa seconde, Jéjé se faisait du souci pour lui. Il avait peur que cette femme lui rende la vie impossible, comme elle l’avait fait avec lui. Mais apparemment, ça s’est mieux passé avec Maxime qu’avec lui.

Jéjé est quelqu’un de têtu, qui ne compose pas quand il y a un conflit. Maxime est beaucoup plus diplomate. Maxime, c’est une tronche. Il a eu son bac l’an dernier, à 16 ans, et il va faire des études d’ingénieur aéronautique. Jéjé l’adore.

L’affection de ton pote pour son petit frère t’a toujours immensément touché.

— Ça faisait des semaines que Jéjé postulait un peu partout, tu enchaînes. Il voulait commencer de suite après le bac, alors il a pris le premier job qu’il a trouvé. C’est une bonne chose qu’il bosse. Ça va lui faire du bien d’occuper ses journées.

— Je comprends.

— J’espère vraiment qu’il va avoir son bac, car j’ai peur que s’il ne l’a pas du premier coup, il va laisser tomber. En tout cas, ça a été très sympa de ta part de l’aider à se remettre à niveau.

Ton pote revient à votre table avec non pas une, mais deux bières et un petit bol de noix de pécan.

— Vous n’êtes pas en train de baver sur moi, hein ? fait ton pote, visiblement intrigué par votre conversation.

— On parle rugby, tu arranges la réalité.

— Mouais…

Ton pote est vite rappelé à l’intérieur pour prendre une autre commande.

Avant de quitter Nico, tu lui proposer d’échanger vos numéros de portable.

Samedi 30 juin 2001.

Cette nuit-là, tu es allé au KL avec tes potes. Jé est bien évidemment de la partie. Tu essaies de garder les apparences, mais tu n’as pas vraiment la tête à faire la fête. Cette nuit-là, tu as le cœur lourd. Car ton pote vient de t’annoncer quelque chose qui t’a vraiment chamboulé.

Heureusement, Nico est là aussi. Tes mots de l’autre jour ne sont pas tombés dans l’oreille d’un sourd.

— C’est cool que vous ayez pu venir ! tu lui glisses.

— Je commençais à croire que vous aviez changé de programme, il te lance.

— On vient tout juste d’arriver. Jéjé a bossé jusqu’à une heure et demie.

— Ah, ok, je comprends mieux !

— Tu veux boire un truc ? tu lui proposes.

— Une bière.

— Vous avez un match, demain ? il te questionne.

— Oui, nous jouons demain, et si ça se passe bien, on joue la demi-finale dimanche prochain et la finale dans deux semaines. On va être frais demain après-midi !

— Ca a l’air de plutôt bien se passer, non ?

— On a de bonnes chances de le gagner, mais il faut que le capitaine soit en forme !

— Ça ne va pas être simple avec son boulot…

— Non, c’est vrai, mais il a de la ressource, je ne m’inquiète pas pour lui. Il va sécher quelques entraînements, mais ça va aller.

— Il a l’air de bien se débrouiller à la brasserie…

— Ouais, mais il est juste en extra pour juillet et août. En attendant de trouver un vrai boulot.

— Il va chercher dans quoi ?

— Dans la vente.

— Dans un magasin, une grande surface ?

— Non, plutôt en tant que commercial.

— Ah bon…

— Oui, l’un de nos potes bosse pour une grosse boîte qui fait de l’outillage professionnel et il semblerait qu’il va y avoir une opportunité à saisir à la rentrée début septembre.

— C’est dans la région ? il s’inquiète.

Tu hésites à lui répondre, car tu ne veux pas lui faire mal. Car tu sais qu’il va avoir mal, comme tu as mal depuis que tu as appris la nouvelle quelques heures plus tôt par la bouche de ton pote.

Tu te dis que ce n’est pas à toi de le faire. Mais visiblement ton pote n’a pas pris la peine de lui en parler. Tu sais qu’il est capable de ne rien lui dire. Et ça lui ferait encore plus de mal.

Alors, tu vas lui dire.

— Pas vraiment. La boîte est basée à Nice.

Oui, tu viens de lui dire. Car, d’une part, tu as besoin de partager cela avec quelqu’un. Aussi, confier cela à Nico est pour toi une façon de lancer une bouteille à la mer, de nourrir un espoir, l’espoir désespéré qu’il puisse réussir ce que tu n’oseras même pas tenter, retenir ton pote sur Toulouse. Ou du moins le faire revenir plus souvent que s’il n’avait pas d’attaches.

Tu viens de lui dire et Nico a l’air déconfit. C’est dur d’apprendre que le gars qu’il aime se barre à 600 bornes de Toulouse.

— J’ai toujours été convaincu que les recruteurs du Stade Toulousain le remarqueraient, et qu’ils l’engageraient, car c’est un super joueur. Mais ça n’a pas été le cas, hélas, tu lui expliques.

Nico a l’air tellement désemparé ! Tu es touché par son émotion, car c’est la même qui te fait souffrir depuis quelques heures, depuis que ton pote t’a appris la nouvelle. Tu partages son désarroi. Tu es attendri par ses larmes retenues de justesse, et tu as envie de le serrer dans tes bras et de pleurer avec lui. Mais tu ne peux pas te laisser aller. Pas devant tout le monde. Tu cherches un contact plus discret, tu enserres ses avant-bras pour essayer de l’apaiser.

Et ce simple partage te fait du bien, l’apaiser te fait du bien.

Mais il ne dure pas longtemps. Il te faut vite te ressaisir. Ton pote approche. Après avoir lancé un bonjour rapide à Nico, il se penche à ton oreille. Il te montre une nana, et il te dit : « Elle, je vais la baiser ce soir ». Tu sais qu’il en est capable.

Soudain, tu ressens comme une morsure. Comme à chaque fois que ton pote lève une nana. Mais là, cette morsure s’ajoute à la douleur sourde de son annonce de quitter Toulouse. Aussi, tu as mal pour Nico aussi. Car ce sont ses sentiments que ton pote est en train de piétiner sans scrupules. Qu’il piétine les tiens, qu’il est censé ignorer, soit. Mais il ne peut pas ignorer les sentiments de Nico. Alors, tu trouves que lever une nana sous ses yeux, c’est cruel de sa part. Ce faisant, il piétine non seulement ses sentiments, mais aussi tout ce qui s’est passé entre eux, les moments de plaisir et de partage. Il se comporte comme si tout cela n’avait aucune valeur à ses yeux. Comme si Nico n’avait aucune valeur à ses yeux. Ainsi, la souffrance de Nico s’ajoute à la tienne.

Mais un petit espoir renait en toi lorsque tu vois ton pote discuter avec Nico. Tu les regardes échanger, et tu te demandes ce qu’ils peuvent bien se raconter. A en juger par leurs regards et leurs sourires, tu as l’impression qu’ils sont en train de se chauffer mutuellement.

Et tu commencer à caresser l’espoir que ton pote puisse changer ses plans, laisser tomber cette nana et rentrer avec Nico.

Au fond de toi, tu préfères savoir ton pote dans les bras d’un gars qui l’aime plutôt que dans le lit d’une nana qui n’en veut qu’à son corps et à sa queue. Non pas qu’il n’y ait pas de nanas qui seraient bien pour ton pote. Le fait est qu’il ne choisit toujours que des nanas superficielles qui ne sauraient pas l’aimer, et qu’il ne saurait pas aimer, comme s’il refusait de se laisser aimer, et de s’autoriser lui-même à aimer.

Oui, tu te dis que finalement ton pote va rentrer une fois de plus avec Nico. Et pourtant, à un moment, tu vois la nana de tout à l’heure approcher de ton pote. Et tu regardes, dépité, ce dernier planter Nico et partir avec elle.

Nico a l’air démoli, et tu l’es toi aussi. Pourquoi ton pote agit de la sorte ? Pourquoi choisit-il de partir avec cette nana, alors que tout ce qu’elle a à lui offrir ce n’est qu’une aventure de plus, un plaisir passager ? Pourquoi choisir d’humilier Nico de cette façon ? Pourquoi choisit-il le regard de cette nana, empli de pur désir, plutôt que le regard plein d’amour de Nico ?

Tu sais que ton pote a besoin d’être compris, soutenu. Et tu sais que ce n’est pas cette nana qui va lui apporter ce dont il a besoin. Mais est-ce qu’il a envie de ce dont il a besoin ? Est-ce qu’il a envie qu’on l’aime vraiment ? Est-ce qu’il a peur d’aimer ? Aimer est pour ton pote une position de faiblesse.

S’il part avec cette nana, s’il le fait sous les yeux de Nico, c’est pour lui montrer qu’il peut se passer de lui. Choisir une nana plutôt que Nico, c’est une façon de démontrer qu’il n’est pas gay. Et choisir le sexe plutôt que l’amour, c’est une façon de prouver qu’il n’a besoin de personne. Mais c’est surtout à lui-même qu’il a besoin de prouver tout cela. Car ton pote n’assume toujours pas qui il est.

Au passage, il est très dur avec Nico et se comporte avec lui comme gros con macho, insupportablement arrogant. Il joue le chaud et le froid en permanence. Et là, il va très loin, il l’humilie sciemment.

Son regard dépité, abasourdi, dégoûté, te fait mal au cœur. Dans son regard, tu vois de la colère, de la frustration, de l’incompréhension.

Vendredi 6 juillet 2001.

« Thibault ! ».

Tu ne l’avais pas vu arriver, mais tu reconnais sa voix. Tu le cherches du regard, et tu le captes. Nico est revenu te voir à la sortie de ton boulot. Nico est le garçon qui couche avec ton meilleur pote. Ce même pote, Jé, pour qui tu ne peux t’empêcher de ressentir de la tendresse et du désir. Nico a pris la place dans le cœur et dans le pieu de ton pote Jé que tu aurais voulu pour toi.

Tu devrais être jaloux de lui, le détester. Mais tu n’y arrives pas. Au contraire, ce garçon te touche. Tu sais ce qu’il ressent, parce qu’il aime le même garçon que toi. Tu sais ce qu’il aime chez son Jérém, tu sais pourquoi il l’aime. Tu sais qu’on ne peut pas ne pas aimer Jé, quand on le connait un peu. Alors, tu as envie de lui offrir les clés pour bien le connaître.

Ça te fait plaisir de le voir, de parler de ton pote avec lui. De l’aider. Tu sais que ton pote peut se montrer caractériel, impulsif, injuste. Et tu as envie de faire en sorte que ça se passe bien entre eux. Parce que tu sais que, malgré sa difficulté à accepter tout cela, cette relation fait du bien à ton pote, elle lui offre un certain équilibre. Cet équilibre dont il a besoin pour ne pas être tenté de faire des bêtises. Tu t’inquiètes tout le temps pour ton pote. Parce que tu sais qu’en dépit de ses airs de petit dur qu’il se donne, au fond de lui, il est fragile.

Ça fait près d’une semaine que tu ne l’as pas vu. Tu devines que s’il est revenu te voir, c’est qu’il se passe quelque chose avec son Jérém et qu’il a besoin de tes conseils. Tu es content qu’il vienne te voir.

— Salut, toi ! tu lui lances après avoir traversé la rue.

Mais il y a autre chose qui te rend les rencontres avec Nico bien plaisantes. C’est le regard qu’il pose sur toi.

C’est un regard qui s’attarde sur toi, sur ton corps, un regard qui cherche ton regard. C’est un regard de garçon qui aime les garçons. Tu sais que tu lui plais. Et ça te fait plaisir, ça te flatte. Tu sais comment c’est bon de regarder un garçon. Et dans son regard tu lis ce plaisir, le plaisir qu’il a à te regarder.

Tu sais que tu plais aux nanas, et tu sais que tu plais aux garçons aussi. Ce n’est pas la première fois que tu ressens sur toi le regard d’un garçon. C’est arrivé parfois en boîte de nuit, parfois dans la rue.

Tu avais donc invité Nico à prendre un verre en terrasse d’un bistrot, et il t’avait demandé si tu avais des nouvelles de Jé, si tu lui avais parlé dernièrement.

— Oui, lundi en début d’après-midi. Il était super content d’avoir le bac. Je crois qu’il n’y croyait pas vraiment !

— C’est un peu grâce à toi qu’il l’a eu, tu appuies.

— Oui, un tout petit peu grâce à moi…

Tu sens que Nico a besoin de s’ouvrir à toi, mais il n’ose pas. Il ne sait pas par où commencer, et comment amener les confidences. Tu te charges donc de le mettre à l’aise.

— Ça a été ta soirée au KL samedi dernier ?

Tu sais très bien que ça n’a pas été. Ton connard de pote l’a bien chauffé avant de partir avec une nana sous ses yeux. Nico doit remuer la scène sans cesse depuis une semaine.

— Ouais, ça a été, il te répond à l’évocation de ce souvenir, l’air tout aussi dégouté que le soir-même.

— Quand je t’ai vu discuter avec Jéjé, j’ai cru que vous rentreriez ensemble.

— Moi aussi… mais il avait mieux à faire, il lâche, le regard ailleurs.

— Tu parles de cette nana ? 

— Oui.

— Cette nana ce n’est rien pour lui, juste un coup. Une façon pour maintenir sa réputation.

Soudain, Nico semble gêné par cette conversation. Son regard est de plus en plus fuyant.

— Nico, tu n’as pas à être gêné avec moi. Tu, sais, je peux tout entendre, je ne juge personne, tu lui glisses doucement, tout en saisissant ses mains.

Il a l’air de bien aimer ce contact. Son regard cherche enfin le tien. Nico a de beaux yeux noisette, un regard clair, on y lit chacune de ses émotions.

— Je comprends ce que tu as pu ressentir, tu lui glisses.

Oui, tu le comprends. Parce que tu as ressenti la même sensation d’abandon, de solitude, de manque, de frustration depuis des années, à chaque fois que tu l’as vu partir avec une nana.

Tes mots semblent ouvrir un boulevard pour accueillir ses confidences. Il a l’air soulagé.

— C’est pas facile, tu sais, il finit par lâcher.

Et là, soudain, dès ces mots expulsés, tu as l’impression qu’il respire à nouveau.

— Je sais que c’est pas facile.

Tu vois que Nico hésite encore, qu’il est débordé par l’émotion. Tu sais, tu vois qu’il a envie de te mettre dans la confidence, mais qu’il ne sait pas jusqu’où aller pour ne pas mettre son Jérém en porte-à-faux vis-à-vis de toi. Il doit bien se douter que ce dernier ne t’a rien dit au sujet de ce qu’il y a entre eux, et que ton pote n’aimerait pas que ce soit lui qui t’en parle.

— Ce qu’il y a entre Jéjé et toi, ça ne regarde que vous. L’important, c’est que vous soyez heureux.

Tu le regardes droit dans les yeux et tu te perds dans son regard à la fois doux, ému, amoureux, craintif, perdu.

Tu as envie de le prendre dans tes bras.

— Alors, tu sais… il finit par lâcher.

— Je l’ai su la première fois que je t’ai croisé sur son palier, un soir où tu allais réviser chez lui.

— Je me souviens, oui.

— J’étais passé chez lui pour prendre un verre comme je le faisais souvent. Mais ce soir-là j’avais eu l’impression que ça lui tardait que je parte. Et quand je t’ai vu, j’ai compris qu’en réalité il était impatient que tu arrives. Il ne voulait pas que nous nous croisions, je pense.

— Mais c’est arrivé… 

— Oui. Et tu avais l’air si heureux d’aller le voir. Je me suis dit que toute cette impatience chez lui et chez toi ne pouvait pas être provoquée par l’envie de réviser.

— J’imagine que Jérém ne t’a rien dit…

— Non, bien sûr. A part le fait que vous révisiez ensemble. Mais j’ai quand même eu l’impression que ta présence apportait quelque chose de positif dans sa vie.

— Déjà, c’était bien la première fois que je voyais Jéjé réviser autant. Ensuite j’ai commencé à te voir apparaître en boîte lors de nos sorties. Je t’ai vu parfois partir seul avec lui. Je me souviens tout particulièrement de cette soirée au Shangaï où il s’était battu avec un type dans les chiottes. Mais il n’a jamais voulu me dire ce qui s’était vraiment passé. On a toujours été comme des frères, et il m’a toujours parlé de ses galères. Et là, le fait qu’il ne veuille pas m’en parler m’a fait me poser plein de questions.

— Je ne sais pas trop non plus ce qui s’est passé… je suis parti aux chiottes et j’ai croisé un mec saoul. Je sais pas, j’ai dû le regarder un peu trop, et il s’est mis en pétard. Heureusement, Jérém est arrivé pile à ce moment-là, et il m’a défendu. Le sang qu’il avait sur le t-shirt venait du nez du mec qui avait vu une cloison d’un peu trop près.

La réponse de Nico remue pas mal des choses dans ta tête. Ainsi, ton pote s’est battu pour le défendre. C’est un beau geste de sa part. Mais pourquoi ne pas avoir voulu t’en parler ? Pourquoi ces cachotteries ? De quoi a-t-il peur ? Pourquoi t’éloigne-t-il de ses confidences ?

Visiblement, il se passe quelque chose entre ton pote et Nico.

— Ah, d’accord, je comprends mieux.

Ta pensée déborde de tes lèvres. Et puis, une autre encore.

— Je crois vraiment qu’il t’aime bien, tu sais…

— Moi aussi je l’aime… bien… tu l’entends te glisser, touché.

— Après cette soirée, il continue, j’ai eu l’occasion de te côtoyer un peu. Et j’ai senti à quel point Jéjé compte pour toi. J’ai trouvé super mignon que tu viennes à la brasserie juste après que je t’avais appris pour son nouveau taf.

— Je devais avoir l’air con !

— Non, pas du tout. J’imagine que tu craignais sa réaction… 

— Oui, exactement !

— Mais ça s’est bien passé, t’as vu ? Jéjé avait l’air heureux de te voir débarquer.

Nico a enfin l’air soulagé d’avoir abordé le sujet avec toi. Tu le sens davantage à l’aise. Tu sens qu’il envie de se confier à toi. Et tu l’y encourage.

— Depuis que vous… tu cherches pourtant tes mots. Tu hésites. Tu sais qu’il faut y aller avec tact.

— Depuis que nous révisons, il finit par trancher.

— Oui, depuis vos révisions, Jé a changé. Disons que sa vie est un peu plus rangée. J’aime autant le voir rentrer avec toi que le voir picoler toute la nuit. Mais à côté de ça, je vois bien qu’il a du mal à assumer votre relation. Je crois que ce qui se passe entre vous, il ne l’a pas vu venir. Ça lui est tombé sur la tête et il en est encore un peu assommé.

— Mais c’est lui qui a voulu que ça se passe ! 

— Je te crois, Nico. Mais c’est pas parce qu’il l’a voulu que c’est facile à assumer. J’imagine bien qu’il l’a voulu, car je le connais assez pour savoir qu’on ne peut lui imposer quoi que ce soit. Mais je pense que ça lui a échappé des mains. Je ne pense pas qu’il imaginait que votre relation allait à ce point changer sa vie.

— Quand je le voir repartir du KL avec une nana, je me dis que ça n’a rien changé… 

— Si, au contraire. Ça a changé beaucoup de choses. Je te le répète, cette nana n’a aucune importance. Je pense que votre relation l’a révélé à lui-même. Et le fait qu’il n’ait jamais eu envie de m’en parler, alors qu’il m’a toujours tout dit, me laisse penser qu’il doit vraiment avoir du mal avec tout ça.

Nico a l’air ravi d’entendre tes mots.

— Je voudrais vraiment pouvoir penser que je représente quelque chose pour lui…

— J’en suis certain, Nico. Je pense juste qu’il a du mal à l’admettre.

— J’en sais rien. Moi, tout ce que je vois, c’est qu’il me sonne quand ça l’arrange et qu’il me jette quand il a eu ce qu’il veut.

— Tu ressens quoi pour lui ? tu veux savoir.

— Je… je… il hésite.

— Je suis fou de lui, il finit par glisser, comme un cri du coeur.

Une question simple appelle une réponse simple. C’est lâché. Je suis fou de lui. Tu l’as bien entendu. Nico est fou de ton pote. Fou d’amour. Comment aurait-il pu en être autrement ? Au fond de toi, tu le savais. Mais tu avais besoin de l’entendre de sa voix. Ça te rassure. Et ça te fait mal. Il a de la chance, ce Nico. La chance de pouvoir dire « je suis fou de lui ». De le dire devant toi, et certainement à sa cousine, avec qui il a l’air si complice. Et de le montrer à son Jérém. Toi aussi, tu es fou de lui. Mais jamais tu oseras en parler à qui que ce soit. Et encore moins le montrer à ton pote.

Ça te manque, ça, n’est-ce pas Thibault ?

Ça te manque d’avoir un confident pour parler de ce qui te trouble, de ces sentiments que tu sens poindre en toi.

Es-tu prêt à assumer que tu n’es probablement pas celui que tout le monde attend que tu sois ? Es-tu prêt à assumer ce que tu ressens pour ton Jéjé ? Es-tu prêt à assumer les conséquences que cela pourrait avoir sur votre amitié ? Sur vos potes, sur le rugby ?

Tu as le cœur lourd, tu as besoin de parler. Mais à qui aller raconter ça ?

Ces mots de Nico t’obligent à regarder la vérité en face. Jérém&Nico ce sont des mots qui vont très bien ensemble. Jérém&Thibault, aussi. Mais tu sais qu’il n’y aura jamais de Jérém&Thibault.

Nico semble très secoué. Il n’est pas simple d’aimer un garçon comme ton pote. L’aimer, c’est s’offrir un immense bonheur. Mais aussi se condamner à des grandes déceptions, à de profondes blessures.

Tu décèles son malaise. Tu resserres un peu plus tes mains autour des siennes, tu veux vraiment le rassurer.

— C’est ton premier mec ? tu le questionnes.

— Oui, mon premier, il admet, touché et ému.

— Et tu es heureux, Nico ?

— Je n’en sais rien… quand je suis avec lui, je suis bien. Mais lui il veut juste coucher.

— Et toi tu voudrais plus.

— Je ne veux pas me marier avec lui. Mais je ne serais pas contre un peu de tendresse, une peu de considération. Et j’ai rien de tout ça. Quand je rentre chez moi, je me sens mal. Tu comprends ?

— Oui, très bien. Mais malgré tout, tu sais, je crois vraiment que tu es plus qu’un amant pour Jérém.

— Bah, il devrait le montrer un peu plus alors, car moi je ne vois qu’un mec qui a envie de tirer son coup et qui me jette juste après.

— Je comprends, ça ne doit pas être facile à vivre pour toi.

— Non, pas facile du tout. Et puis, de toute façon il va partir, alors c’est pas la peine de continuer à me faire du mal.

— Comme je te l’ai dit, moi aussi j’appréhende son départ. Jérém est comme un frère pour moi, un jeune frère, même si on a le même âge. Nous avons tout vécu ensemble, depuis l’enfance jusqu’à aujourd’hui. Jéjé a beaucoup de qualités, et beaucoup de défaut aussi, à partir de son sale caractère. Mais c’est mon pote depuis toujours, et je l’adore. Jéjé est vraiment mon meilleur pote et il compte énormément pour moi.

Tu bois une gorgé de bière et tu continues :

— Je sais que Jérém est un homme désormais. Un homme qui n’a besoin de personne pour vivre sa vie. Mais je sais aussi que ce petit bout d’homme a parfois besoin d’être canalisé. Quand il sera loin, je ne pourrai plus l’empêcher de boire le verre de trop, ou l’empêcher de conduire ou de se bagarrer quand ce verre il l’aura quand même bu. Je sais bien que Jéjé peut se comporter comme un parfait petit con. Mais au fond c’est un bon gars.

— Je le pense aussi. Mais c’est dur, trop dur de l’aimer. Je n’ai même pas le droit de lui montrer que je l’aime. Si je le fais, je me fais jeter ! Et ça me fait un mal de chien !

— Je sais qu’il peut être très dur, même méchant, qu’il fait souvent n’importe quoi quand il se sent dos au mur. Jérém a beaucoup souffert quand sa mère est partie, et aujourd’hui encore je crois qu’il a peur de s’attacher aux gens, car il a peur qu’on le laisse tomber à nouveau. Et puis, j’imagine que pour un mec aussi populaire que lui, s’attacher à un mec, ce n’est vraiment pas simple à assumer. Il doit avoir peur du regard des autres, et peur de perdre sa popularité, si ça venait à se savoir.

— Je vois, oui, il admet.

— Mais si ça peut t’aider, je ne l’ai jamais vu amoureux d’une nana. Et jamais une de ses relations n’a duré autant que la vôtre, si houleuse soit-elle. Je pense qu’il est perdu en ce moment, qu’il se cherche. Et qu’il a vraiment besoin de toi.

— Je l’ai vraiment dans la peau, mais il me fait trop mal !

— Je te promet que ce gars en vaut la peine.

— Je sais plus quoi penser, il fait, complètement perdu.

— Si tu l’aimes vraiment, tu ne dois pas baisser les bras. C’est vrai qu’il va peut-être partir à la rentrée, et toi aussi, d’ailleurs. Mais il vous reste deux mois pour être ensemble. Ce serait dommage de gâcher ce temps.

Vos regards s’accrochent, s’aimantent l’espace d’un instant. Définitivement, il émane du regard de ce petit mec un amour débordant. Tu sais qu’il est sincère quand il dit « je suis fou de lui ».

Tu aimerais rester encore, continuer à parler avec Nico, lui poser plein de questions sur comment il vit le fait d’aimer les garçons, mais tu dois y aller.

Le beau mécano relâche l’étreinte autour de mes mains, il finit la dernière gorgée de sa bière et me lance :

— Ça me fait plaisir que tu sois venu me parler. Je te trouve sympa comme mec !

— Le plaisir est pour moi. Moi aussi je te trouve très sympa !

Tu te lèves. Il se lève à son tour. Tu lui tends la main. Puis, tu enserres son épaule, fermement, chaleureusement, amicalement. Tu as envie de lui transmettre toute ta bienveillance et l’encourager à venir te parler à nouveau, quand il en ressentira le besoin. Tu l’attires vers toi, tu te penches vers lui, tu approches ton visage du sien, et tu lui claques une bise.

Nico semble surpris.

— On est potes maintenant, tu lui glisses à l’oreille.

Une phrase qui semble lui aller droit au cœur.

— Ça me fait plaisir, vraiment… 

— Ne le lâche pas, Nico, tu lui lances en partant.

En partant en direction de la gare Matabiau, tu es traversé par des sentiments contrastés. Tu es content d’avoir pu parler avec Nico, d’être désormais dans la confidence de son histoire avec ton pote Jé. Et tu sais que ça lui a fait du bien de s’ouvrir à toi.

Mais au fond de toi, tu sais que le coming out de Nico t’a bien remué. A qui peux-tu parler, de ce garçon qui te trouble, qui fait battre ton cœur ? Pas à ce garçon, ni à Nico, ni à personne d’autre.

Les regards des garçons.

Oui, Thibault, tu sais que tu plais aux nanas, et tu sais que tu plais aux garçons aussi.

Tu repenses parfois à Jordan, un gars de ton lycée. Tu l’avais repéré en première. Il n’était pas dans ta classe, mais tu le voyais à chaque récréation. Il était grand, mince, brun, avec de beaux cheveux. Il traînait souvent avec des filles, ou bien il était seul dans son coin avec un journal sportif. Et il ne manquait jamais de te regarder. C’était comme s’il te cherchait. En fait toi aussi tu le cherchais. Quand il n’était pas là, son regard te manquait. Car il y avait dans ce regard une tendresse, le plaisir de te regarder, ainsi qu’une certaine insolence. Son regard te faisait te sentir bien. Déjà, parce dans ce regard tu te sentais désiré. Et puis, parce que dans ce regard tu sentais la force de son caractère, le caractère d’un garçon qui ose regarder un autre garçon et qui assume le plaisir qu’il ressent en le regardant.

Un jour, peu avant les vacances, tu es allé lui parler. Tu l’as trouvé sympathique et tu as continué à lui parler de temps à autre. Il te questionnait sur tes matches, et ça te faisait plaisir qu’il s’intéresse à toi. Ce qui l’intéressait à lui, c’était l’informatique. Et puis, il y a eu les vacances d’été.

Pendant l’été, tu avais souvent pensé à Jordan, à son regard, et tu avais regretté de ne pas lui avoir proposé d’aller prendre un verre pour mieux le connaitre. Tu avais regretté de ne pas lui avoir donné ton téléphone et de ne pas lui avoir demandé le sien. Il te tardait de le retrouver en septembre.

Hélas, à la rentrée de terminale, tu ne l’as plus vu. Tu l’as cherché partout, pendant des jours et des jours. Tu as fini par questionner les nanas avec qui tu le voyais traîner parfois, on t’a appris qu’il avait déménagé. Ça t’a rendu triste. Tu as ressenti en toi un grand sentiment de solitude.

Plus tard, il y a eu des regards dans les vestiaires, sous les douches, des regards sur ta nudité. Tu sais bien que les garçons aiment regarder pour se comparer, mais certains regards comparent plus souvent et plus longtemps que d’autres. Et, après avoir bien « comparé », certains regards sont plus réguliers, plus récurrents, plus insistants, plus gênés, plus troublés ou bien plus audacieux que d’autres. Tout comme le tien doit l’être vis-à-vis de certains garçons. Et, en particulier, vis-à-vis de ton pote Jé.

Tu t’es longtemps demandé s’il ne s’était pas rendu compte de tes regards. Et tu as fini par te dire que c’était bien le cas. D’ailleurs, lorsque tu cherchais son regard dans les vestiaires, sous les douches, il était toujours au rendez-vous. Tu avis même l’impression que ça lui faisait plaisir que tu le regardes. Il cherchait ton regard et quand il le croisait il avait ce petit sourire malicieux qui le rend craquant. Tu avais même l’impression qu’il faisait le pitre pour attirer ton attention et croiser ton regard. Pour le sentir sur lui, comme une caresse. Comme une flatterie.

D’ailleurs, son regard te flattait aussi.

Et puis il y a eu les regards à ton travail, en boîte de nuit, dans la rue. Tu sais que tu as un physique qui attire l’attention, mais tu ne t’es jamais autorisé à t’imaginer comme étant beau. Et tu ne t’es jamais autorisé à tenter de découvrir ce qui se cachait vraiment derrière ces regards, à aller au bout de tes intuitions et de tes envies.

Une fois, à l’occasion de l’une de ces soirées où ton pote Jé t’avais fait faux bond pour rentrer avec Nico, tu étais rentré avec Thomas, l’un de vos camarades du rugby. Il était bien torché, et il était très tactile, plus que d’habitude. Pendant tout le trajet, il n’avait pas arrêté de tâter ton biceps, tes pecs, tes abdos.

— Tu es vraiment bien foutu, mec, j’adorerais avoir un physique comme le tien !

Tu sais comment est foutu Thomas, et tu sais qu’il n’a rien à t’envier, à aucun niveau.

— Mais tu es bien foutu aussi…

— C’est vrai, je suis bien foutu ! il avait admis, en ôtant son t-shirt.

Cette nuit-là, tu l’avais trouvé particulièrement beau. Tu l’avais accompagné chez lui et il t’avait pris dans ses bras, il t’avait fait des bisous dans le cou, des caresses dans le dos. Des gestes de mec saoul, et pourtant des gestes qui t’avaient immensément troublé. Tu avais bandé. Pendant un instant, tu y avais cru. Tu avais failli. Est-ce que Thomas aussi avait failli ?

Mais il était vraiment trop saoul. Alors, comment savoir si ses gestes et ses attitudes n’étaient inspirés que par son degré d’alcoolémie extrême ? Comment savoir ce qui se serait passé « après », si jamais il s’était passé quelque chose « avant » ?

De toute façon, Thomas était KO. Même s’il en avait vraiment eu l’intention, il n’aurait pas eu pas les moyens de ses ambitions. Aussitôt assis sur le canapé, il avait aussitôt pioncé. Tu l’avais regardé pendant un moment, endormi, avachi sur le canapé, torse nu, et tu l’avais trouvé particulièrement attirant.

Tu t’étais demandé ce que ça fait d’offrir du plaisir à un garçon. Lorsque tu t’imagines découvrir le plaisir entre garçons, lorsque tu t’offres un petit plaisir solitaire dans ton lit, lorsque tu contemples Thomas endormi sur le canapé, tu t’imagines leur offrir du plaisir. Oui, tu t’es branlé en regardant ton camarade endormi sur le canapé. L’envie était trop forte, tu n’as pas pu la contenir. Tu as joui très fort, et tu es parti sans faire de bruit, le ventre retourné par la frustration de ne pas avoir pu aller plus loin avec lui.

Au fond de toi, tu n’as rien contre l’idée d’essayer avec un garçon. Mais ça te fait peur d’emprunter cette voie, tu as peur de ne pas pouvoir faire demi-tour. La peur de l’inconnu et du définitif te bloque.

Tu sais qu’il y a des bars et des boîtes en ville où il fait bon d’être entre garçon. Tu connais les noms de certaines, l’adresse même. La Cigue et le ON OFF, l’un rue de la Colombette, l’autre sur le Canal. Le B-Machine, aux Carmes. Mais tu n’as jamais osé. Tes soirées sont consacrées à tes potes, et tu sais qu’ils ne comprendraient pas que tu leur fasses faux bond. Ton pote Jé, en particulier, ne le comprendrait pas. Même si lui, il te fait souvent faux fond, dernièrement, avec Nico.

Alors, l’univers du plaisir au masculin, de l’intimité entre garçons était resté pour toi un univers inconnu.

Samedi 7 juillet à la Bodega.

Après le bac, ton pote Jé et ses camarades de lycée ont voulu se faire une nouvelle sortie. Tu les as retrouvés après le resto, lorsqu’ils ont tous débarqué à la Bodega. Après avoir fait la bise à ton meilleur pote, tu as été saluer son mec. Ça te fait une drôle de sensation de penser à Nico comme au mec de ton meilleur pote. Et pourtant, tu sais désormais que c’est bien le cas.

— Tout va bien ? tu le questionnes.

— Oui, ça va…

— Et Jérém ?

— Je ne sais pas trop…

Nico a l’air un peu perdu.

— Laisse faire, sois toi-même. Il va venir à toi tout seul. Allez, je vais y aller, sinon quelqu’un va prendre ma place au billard ! A tout’ ! tu lui lances, avec un clin d’œil charmant.

Tu as passé un long moment à jouer au billard avec ton Jé et d’autres potes. Puis, Jé a dit en avoir marre et a passé sa queue de billard à un autre gars et est parti faire un tour. Un tour qui a duré fort longtemps.

Un tour pendant lequel Nico a disparu lui aussi des radars. Tu cherches les deux du regard, mais il n’y a pas de trace ni de l’un ni de l’autre. Tu te dis qu’ils sont ensemble. Ils sont peut-être partis ensemble. Ils sont peut-être déjà en train de coucher ensemble.

Il se passe un assez long moment avant que ton pote refasse surface. Et lorsqu’il revient, tu repères dans son brushing, dans ses fringues, dans son attitude, ces petites différences que tu connais si bien. Tu reconnais sur son visage cette petite rougeur, cette petite ivresse, cet air un brin hébété, ce je-ne-sais-quoi qui te fait dire qu’il vient de se faire sucer et de jouir. Tu l’as vu tant de fois partir aux chiottes ou dans un parking avec une nana et revenir un peu plus tard avec ce regard. Mais ce soir, tu sais que ce n’est pas avec une nana qu’il s’est isolé. Et alors que vos potes le charrient dans ce sens, tu te tais, car tu connais la vérité.

— On se retrouve au KL ? tu glisses à Nico alors que la bande de bacheliers est en train de quitter la Bodega.

— Je ne sais pas trop, je n’ai pas trop envie, je crois que je vais rentrer…

— Allez, viens faire la fête !

Un peu plus tard, le même soir, au KL.

Devant ton invitation chaleureuse, Nico a changé d’avis. Il est bien venu au KL.

Mais en boîte, ton pote Jé fait son numéro. Une fois de plus, il s’éclipse avec une nana. Nico est hors de lui. Ton pote est vraiment salaud de lui imposer ça, surtout s’il s’est passé quelque chose avec lui dans les chiottes de la Bodega un peu plus tôt dans la soirée.

Tu voudrais aller le réconforter, mais tu es retenu par d’autres potes.

Tu le retrouves, avec Jé, un peu plus tard dans la soirée. Et ils sont en train de se prendre la tête sévère.

— C’est quoi l’option que tu as à me proposer ? t’entends Nico lui demander.

— Tu fais chier !

— Pourquoi, tu es jaloux ?

— Ferme ta gueule !

— Je ne te permet pas de… 

— Ferme-là je te dis !

Ton pote t’a vu arriver et il stoppe net l’accrochage avec Nico. Ce que tu as compris, c’est que ton pote est jaloux de Nico. Que s’est-il passé ? Est-ce que ce gars bien sapé qui observe la scène un peu à l’écart y est-il pour quelque chose dans la jalousie de ton pote ?

— Ça va, les gars ? tu tentes d’apaiser les esprits.

— Ouais ! fait ton pote sèchement !

— Thierry te cherche, tu lui glisses, pour tenter de détendre l’ambiance.

— Il veut quoi ?

— Il voudrait que tu le ramènes chez lui… lui et une nana.

— Maintenant ?

— Je peux les ramener, si tu veux, mais il te faudra ramener les autres plus tard.

— Non, c’est bon, j’y vais maintenant.

— T’es sûr ?

— Oui !

— T’as pas trop bu ?

— Je te dis que ça va aller ! Je vais rentrer. J’ai besoin de dormir avant le match de demain.

— Tu me ramènes ? tu entends Nico le questionner.

— Ouais…

— Ok, rentrez bien alors, tu leur lances.

— On se voit demain aprèm, te glisse ton pote, tout en passant un bras derrière ton épaule et en y allant franco de la bise, alors que vos pectoraux, tout juste séparés par deux fines couches de coton, se frôlent. Ça te donne des frissons.

Tu es tellement heureux pour ton pote et pour Nico. Et pourtant, tu ne peux faire taire ce pincement au cœur qui ne t’a pas lâché de toute la soirée.

Lundi 9 juillet 2001.

— Salut, c’est Nico, tu vas bien ?

Le coup de fil de Nico ne t’a pas vraiment surpris. Tu t’y attendais, après l’accident de ton pote lors du match de dimanche dernier.

— Oui ça va, et toi ?

— Moi ça va.

— J’ai appris que Jérém s’est blessé, hier, pendant le match.

— Oui, c’est vrai.

— Et c’est grave comment ?

— C’est l’épaule qui est touchée. Apparemment il n’y a rien de cassé, mais il a pris un sacré pet’ !

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Ecoute, Nico, si tu veux, je vais débaucher dans pas longtemps. Si tu veux passer au garage, on ira prendre un verre et on pourra parler plus tranquillement.

Après avoir raccroché, tu attends avec impatience l’heure de débaucher et l’arrivée de Nico. Il arrive au garage pile au moment où tu en sors.

En lui faisant la bise, tu es touché par la douceur de sa peau. Tu te dis que ce Nico est vraiment un beau petit mec.

— Tu l’as eu depuis hier ? tu le questionnes, dès que vous êtes installés dans la terrasse du même bistrot que la dernière fois.

— Non.

— Et comment tu as su pour sa blessure ?

— Comme il ne répond pas à mes messages, tout à l’heure je suis passé à la brasserie. Et j’ai entendu son patron dire à un employé qu’il serait en arrêt maladie jusqu’à jeudi. Je l’ai appelé en partant de la brasserie, mais je suis tombé sur son répondeur. Je suis passé le voir, mais il n’était pas chez lui.

— Je sais qu’il devait revoir un médecin aujourd’hui.

— Qu’est ce qui est arrivé, alors ?

— Au milieu de la deuxième mi-temps, un joueur de Cugnaux l’a plaqué violemment au sol. Et Jéjé est mal tombé.

— Merde…

— Le match a été dur.

— Toi non plus tu n’as pas l’air en forme, il considère en fixant les marques sur ton visage.

— Ça va, ce ne sont que des égratignures.

— Et comment ça s’est fini le match ? Vous avez gagné ?

— Oui, mais vraiment de justesse. Sans Jéjé pour marquer, ce n’est pas la même équipe.

— Je ne sais pas ce qui s’est passé, hier après-midi. Jéjé était complètement ailleurs, tu enchaînes, après avoir bu une bonne gorgée de bière.

— Ailleurs… comment ?

— Déjà, il est arrivé en retard. Et puis, il avait l’air complètement à côté de ses pompes.

— Il est arrivé à quelle heure ?

— Vers 14 heures, tout juste avant le début du match. Et ça ne lui ressemble pas du tout.

— Ah, bon… il s’étonne.

— Il était de mauvais poil, il a tout juste dit bonjour. Et pendant le match on aurait dit qu’il tournait au ralenti. Il a multiplié les erreurs, il a raté pas mal d’occasions de marquer.

— Quand l’autre équipe a commencé de prendre l’avantage, Jéjé a commencé à s’énerver. Il était tendu comme un string, et il a été insultant avec certains joueurs. Il a même failli provoquer une bagarre et se faire expulser du terrain.

— Je ne l’ai jamais vu jouer aussi mal. Et surtout, je ne l’ai jamais vu s’énerver de cette façon dans un match, surtout si près de la finale. L’entraîneur était fou !

— Je ne l’ai jamais vu dans cet état, tu continues, Jérém est le capitaine de l’équipe, et l’équipe a besoin de son capitaine. Mais notre capitaine était aux abonnés absents. Nous avons été dominés pendant presque tout le match. Et nous avons eu un bol fou de pouvoir remonter vers la fin, grâce notamment à des erreurs de l’équipe adverse.

— Nico, est-ce qu’il s’est passé quelque chose l’autre nuit ? Est-ce que vous vous êtes disputés ?

Tu as besoin de savoir, tu as besoin de comprendre

— Non, non, il ne s’est rien passé de spécial. Mais on s’est couché tard, et il était peut-être juste fatigué.

— Tu as passé la nuit chez lui ?

— Oui.

— Et il était comment hier matin ?

— Quand je me suis réveillé, il était déjà parti.

— Et tu t’es réveillé à quelle heure ?

— Un peu après midi, mais je pense qu’il était parti depuis un moment.

— Mais qu’est-ce qu’il a foutu entre midi et deux ?

— Je me le demande aussi.

— Son prétexte d’avoir eu un problème de voiture ne tient pas la route, tu considères.

— Au fait, qu’est-ce qui s’est passé quand vous êtes repartis du KL ? Il avait l’air contrarié, tu reviens à la charge.

— Il s’est passé que j’ai failli partir avec un autre gars.

— Un gars… comme toi ?

— Oui. En fait, j’ai vu Jérém partir avec une nana et j’ai cru qu’il rentrerait avec elle.

— C’était pas du tout ça…

— Je sais, il m’a expliqué. Mais sur le coup, ça lui ressemblait. Et ça m’a foutu en l’air. Un peu plus tard, j’ai croisé ce gars qui m’a dragué et m’a proposé de rentrer avec lui. Je n’aurais pas dû accepter son invitation…

— Tu n’as pas à te justifier, Nico. Je sais que Jéjé ne te rend pas les choses faciles.

— Jérém m’a vu partir avec le gars et il m’a fait une scène.

— Sacré Jéjé !

Tu es à la fois impressionné et amusé.

— Tu sais, c’est pas facile de suivre avec Jérém.

— Je le sais, je le sais. Même être pote avec un gars comme Jérém, ce n’est jamais de tout repos. Et encore moins de jouer avec lui, surtout quand il y a un raté comme hier et qu’il ne veut rien expliquer.

— Et il va comment, sinon ? Niveau moral, je veux dire…

— Pas terrible. Il s’en veut énormément d’avoir foiré son match. Il était tellement déçu de devoir quitter le terrain !

— J’espère vraiment qu’il pourra jouer dimanche prochain !

— Pour l’instant, on n’en sait rien. Ça dépend de comment son épaule va évoluer.

— Et s’il ne peut pas jouer ?

— S’il ne peut pas jouer, ça va bien compliquer les choses. Déjà, nos chances de gagner vont être réduites. Et puis, si Jéjé se retrouve sur le banc de touche, ça ne va vraiment pas lui plaire. Surtout après tout ce qu’il a donné pour arriver en finale…

— Il s’est beaucoup investi ?

— Enormément ! Ce tournoi devait être notre revanche sur la malchance de l’an dernier !

— Qu’est-ce qui s’est passé l’an dernier ?

— Nous avons été éliminés en demi-finale, si près du but. Nous étions tous déçus, mais Jérém était en miettes. Alors, cette année il a redoublé d’efforts, comme nous tous, mais lui plus encore que les autres. Il tient vraiment à gagner ce tournoi, et à le gagner avec l’équipe. Surtout maintenant, alors qu’il y a de fortes chances qu’il ne fasse plus partie de l’équipe à la rentrée. S’il ne peut pas jouer, même si on gagne – et je ne te parle même pas si on perd – je sais que Jéjé va péter un câble !

— J’espère vraiment qu’il va être en forme pour dimanche prochain !

Nico a l’air vraiment inquiet.

— Moi aussi !

— J’imagine.

— Ce qui m’embête, c’est que je sens qu’il y a quelque chose qui le tracasse, mais qu’il ne veut rien me dire. J’ai toujours cru qu’il me considérait comme son meilleur pote…

— Mais c’est le cas. Je pense que pour Jérém ton amitié compte plus que tout au monde, plus que le rugby, même. Quand je l’entends parler de toi, je sens qu’il a énormément d’estime et d’affection pour toi. Il sait qu’il a la chance de t’avoir, car tu es vraiment un chouette gars !

Tu l’écoutes attentivement, et tu es touché par l’émotion que ses mots ont fait monter en toi.

Tu te sens « mis à nu » sur l’un des aspects les plus intimes de ta vie, ton amitié avec ton pote Jéjé.

Définitivement, derrière ton apparence de mec solide, tu n’en demeures pas moins un garçon excessivement sensible et avec des vrais besoins affectifs, comme tout un chacun. Même les super héros ont un cœur sensible.

Un sourire pudique vient essayer de contenir une émotion pourtant manifeste. Nico est lui aussi au bord des larmes. Tu ressens soudain l’envie de le serrer très fort contre toi, de le câliner, le réconforter.

Oui, de tout temps si protecteur, si rassurant, en permanence en train de veiller sur ton pote et de faire attention aux autres, tu mériterais toi aussi de connaître de temps à autre le bonheur de pouvoir te laisser aller, de te sentir réconforté.

Mais qui veille sur toi, Thibault ? Qui te prend dans ses bras quand tu as besoin d’être réconforté ?

La sonnerie de ton portable se met à retentir.

— Désolé, je dois répondre, c’est important.

— Désolé, Nico, je dois y aller.

— Rien de grave, j’espère…

— Non, enfin… je ne sais pas trop encore. Apparemment il y aurait un feu dans un immeuble aux Sept Deniers. Je suis d’astreinte, là, je dois me rendre à la caserne au plus vite.

— Je ne savais pas que tu étais pompier…

— Je suis juste volontaire. Désolé, je dois vraiment y aller, Nico. On se recapte un de ces quatre si tu veux, et je te tiens au courant pour Jéjé. T’en fais pas, ça va aller, j’y veille, tu tentes de le rassurer en partant.

Lundi 9 juillet 2001, au soir.

Allongé dans ton lit, les draps propres posés sur ta peau fraîche tout juste douchée, tu attends le sommeil.

Tu repenses à ta journée. Au garage, ça a encore été une journée bien remplie. Tu aimes ton métier. Depuis un an, tu sais que tu as beaucoup appris. Tu sais que ton patron t’apprécie beaucoup. Et tu te donnes à fond. Les gars avec qui tu bosses sont sympas, et il y a une bonne ambiance. Et pour ta part, tu fais tout ton possible pour qu’elle le reste. Tu es toujours prêt à donner un coup de main quand on te le demande, tu discutes avec tout le monde, et avec le sourire en prime.

Être pompier volontaire, ça aussi, tu aimes. L’intervention de l’après-midi s’est bien passée. Plus de peur que de mal. Juste un feu de poubelle. Encore des mômes désœuvrés. C’est moche de ne pas avoir un but dans la vie, de ne pas avoir mieux à faire de ses journées que de mettre le feu à des poubelles. C’est triste, car un simple feu de poubelle peut faire d’importants dégâts et mettre des vies en danger. Et puis, c’est con et injuste de faire déplacer des pompiers pour des bêtises comme ça. Car ils ont mieux à faire.

Mais il vaut encore mieux des interventions de ce style que de devoir se rendre sur un accident de la route.

Tu n’as pas oublié ce que tu as vécu dans l’une de tes toutes premières missions, lorsque tu avais tout juste 18 ans. Tu n’oublieras pas cette sensation d’impuissance, cette angoisse qui t’avait pris aux tripes et qui t’avait paralysé pendant un temps, ce désespoir, cette désolation qui s’étaient emparés de toi face à une voiture encastrée sous un camion.

Tu te souviens du sang, des chairs meurtries, de la souffrance, de la vie en danger qui se révèle dans toute sa fragilité.

Tu étais parti dans un coin et tu avais pleuré. Tu étais en miettes. Tu t’étais demandé si tu pourrais tenir, si tu pourrais assumer tout ça, si tu pourrais rester pompier.

Un collègue était venu te trouver. Joris était un peu plus âgé, et il avait su trouver les mots pour te calmer. Il t’avait rappelé le devoir de secourir ceux qui se trouvent en danger et qui ont besoin d’aide, le devoir d’être fort, de faire face à la souffrance et de tenter de la contenir.

Il t’avait dit qu’on ne peut pas toujours tout sauver et tout le monde, mais qu’il est du devoir d’un pompier d’essayer encore et encore, de tout tenter et de ne jamais baisser les bras. Il t’avait expliqué qu’un bon pompier doit savoir prendre sur lui et ne pas laisser son empathie, son humanité l’empêcher de faire son taf. Mais qu’en même temps, il ne doit jamais laisser cette empathie et cette humanité lui échapper, même après les chocs les plus durs. Car ce sont bien ces deux qualités, en plus du courage, qui font qu’un pompier est un bon pompier.

Depuis ce jour, Thibault se dit que Joris, un mec gersois fils de vigneron, est vraiment un bon gars, un exemple pour toi.

Tu as toujours voulu être pompier. C’est une vocation qui s’était déclarée en toi lorsque tu n’avais que sept ans, lorsque les hommes du feu t’avaient secouru, avec ton père, lors d’un accident de la route.

Ce jour-là, tu avais été tellement impressionné par ces hommes, des héros à tes yeux d’enfant, que tu t’étais dit que tu devais en être un toi aussi. Tu étais tellement reconnaissant pour tout ce que ton père et toi aviez reçu, du secours, des soins, la vie sauve, que tu te sentais en devoir de rendre la pareille. Rendre service était déjà dans tes gènes.

Aider et soulager, ça allait devenir ta devise. Dès que tu avais eu l’âge de rentrer dans le corps des pompiers volontaires, tu n’avais pas hésité. Et tu avais trouvé une nouvelle famille dans laquelle tu avais rencontré des gars exceptionnels, comme Joris, le collègue pompier qui t’avait guidé depuis tes premiers pas.

Ce soir, tu es fatigué, mais tu te sens bien.

Entre le taf et l’intervention, il y a eu cette rencontre avec Nico, une rencontre intéressante. Tu regrettes juste d’avoir dû l’interrompre un peu brusquement à cause de l’intervention.

Certains mots de Nico t’ont vraiment touché. Tu sais depuis longtemps que l’amitié qui te lie à ton pote de toujours est profonde, sincère, irremplaçable, et tu sais aussi qu’elle l’est dans les deux sens. Et même si Jérém n’a jamais été trop bavard à ce sujet, il t’a bien montré cela au quotidien. C’est dans votre complicité, votre entente, votre confiance mutuelle que tu as ressenti la force de votre amitié.

Oui, ça fait longtemps que tu sais que tu as une place importante dans la vie de ton Jéjé. Mais entre ressentir les choses et les entendre verbalisées, il y a un trop-plein d’émotion que tu as failli ne pas arriver à contenir. Et ce, Même si cela ne t’a pas été confié par ton Jéjé, mais par Nico, c’est par quelqu’un que tu sais proche de la « source », et en qui tu peux faire confiance.

Il est si loin le temps où Jérém enfant t’avait dit « Tu es important pour moi ». En grandissant, les garçons se font souvent plus réservés sur leurs sentiments et leurs ressentis. C’était le cas pour ton pote.

Alors, les mots de Nico t’ont fait un bien fou. Tu en avais vraiment besoin. Car tu sens qu’au fur et à mesure que la relation entre Jéjé et Nico avance, la complicité avec ton pote t’échappe peu à peu.

Si tu as envie de te rapprocher de Nico, ce n’est pas pour essayer d’obtenir les confidences que tu n’as pas eues de ton pote. C’est plutôt pour garder un œil bienveillant sur ce dernier, à travers Nico, justement.

C’est très dur pour toi de te sentir tenu à l’écart de la vie de ton pote. Et c’est encore plus dur de sentir les non-dits, de plus en plus nombreux, de plus en plus encombrants, bâtir un mur invisible entre vous deux.

Et à ces « non-dits », ainsi qu’à leurs conséquences néfastes, tu as justement l’impression de t’y être cogné de plein fouet pendant le match de la veille.

Dans cette chronique d’une défaite, une image te hante plus que toute autre. Un regard, le regard de ton Jéjé à bout de forces, perdu, un regard dans lequel tu as su lire le désespoir de ton pote, l’humiliation cuisante de son incapacité à assurer le match. Un regard que tu n’arrives pas à oublier. Car c’est celui d’un mec, ton meilleur pote, défait par la honte de ne pas y arriver. Et par la peur de le décevoir, toi, l’ami de toujours.

Le regard de Jéjé pendant le match t’a vraiment marqué et attristé. Car jamais encore tu n’avais vu cette panique dans ses yeux.

Bien sûr, tu l’avais déjà vu déçu, énervé, secoué. Mais jamais à ce point dépité. Et surtout, depuis toujours, lorsqu’un match se passait mal, vous en auriez parlé, sans faute. Autour d’une bière ou d’un joint, pendant la troisième mi-temps, ton Jéjé aurait fini par te confier ce qui le tracassait. Et toi, Thibault, tu aurais joué ton rôle de grand frère, tu serais parvenu à l’apaiser, à le rassurer.

Mais pas cette fois-ci. Déjà il n’y avait pas eu de troisième mi-temps, car ton pote était parti aux urgences à Purpan avant la fin du match. Tu étais parti le rejoindre juste après la fin de la deuxième période. Lorsque tu avais débarqué à l’hôpital, Jéjé était encore en salle d’attente. Et il s’était écoulé un long moment avant qu’un médecin vienne le prendre en charge.

Ton pote était tendu, défait. Tu avais tout tenté pour essayer de le détendre, de le déculpabiliser, de relativiser, de le rassurer, notamment en appuyant sur le fait que le médecin de l’équipe était optimiste quant à sa blessure, qu’il ne l’avait envoyé aux Urgences que par pure formalité, et que malgré tout le match avait été sauvé.

Mais rien ne semblait pouvoir remonter le moral de ton pote. Et cela t’inquiétait. Car tu avais toujours su comment lui remonter le moral. Tu as depuis très longtemps été la première personne que Jéjé venait voir quand un truc important, bon ou mauvais, se passait dans sa vie ; le premier à qui il demandait conseil. Tes mots avaient pour lui une valeur. Mais ce n’était plus le cas.

Jéjé était fermé comme une huître et il s’était même montré agacé par tes tentatives de lui faire la conversation.

Tu avais été surpris et déçu, et tu avais fini par te taire. Tu avais attrapé une vieille revue auto sur la table basse juste à côté et tu t’étais plongé dedans. Ce silence pesant te blessait et faisait la distance avec ton pote s’agrandir encore un peu plus.

Tu as bien remarqué que, depuis quelques temps, ton Jéjé a bien changé. Et il ne t’a pas échappé aussi que ce « depuis quelques temps », correspond bien au début des révisions avec Nico.

Pour commencer, tu ne l’avais jamais vu réviser autant, au point de manquer des entraînements, au point de renoncer à des soirées entre potes. Certes, le bac approchait, mais tu avais connu ton pote bien plus insouciant et désinvolte que ça.

« Depuis quelques temps », tu as également remarqué que ton incorrigible queutard de pote s’intéressait moins aux gonzesses, beaucoup moins. « Depuis quelques temps », les nanas se faisaient rares dans son lit.

Et si par le passé tu avais ressenti un pincement au cœur en l’imaginant en train de prendre son pied loin de toi, cela était resté supportable tant que tu avais été persuadé que ton pote t’était inaccessible parce qu’il n’aimait que les nanas, et tant qu’il ne faisait que coucher, sans implication affective.

Mais depuis l’arrivée de Nico, tu t’es retrouvé confronté à une situation d’un tout autre genre. Ton pote désormais « engagé » dans une sorte de relation suivie, même si conflictuelle, avec un garçon qui plus est, le genre de relation qu’il n’avait jamais eue avec une nana. Avec la possibilité que ton Jé éprouve des sentiments à son tour.

Ta frustration était devenue insupportable lorsque tu avais réalisé que, malgré son penchant pour les garçons, ton Jé ne s’intéresserait jamais pour autant à toi autrement que comme à son pote. L’arrivée de Nico dans la vie de ton pote scellait définitivement l’impossibilité pour toi d’aller plus loin avec lui. Cette prise de conscience douloureuse de te heurter à tout jamais à la « barrière » de votre amitié t’avait percuté avec toute sa brutalité.

« Depuis quelques temps », après un joint et quelques verres, ton Jéjé te parlait parfois de « ce petit pédé » « qui me kiffe », « qui n’arrête pas de me mater », « qui m’aide à réviser, car il doit espérer des trucs qu’il va attendre longtemps… ».

Pourtant, en dépit de sa façon de faire mine d’être agacé par les attentions du « petit pédé », et en dépit de son attitude méprisante, le sujet « Nico » revenait de plus en plus souvent sur le tapis. Et au-delà des railleries de ton pote, tu avais vraiment l’impression que ce dernier était plutôt flatté que ce « petit pédé » s’intéresse à lui.

Oui, tu avais deviné que, « depuis quelque temps », ton Jéjé couchait avec ce Nico. Et tu avais également deviné que pour ton pote, cela devait être source de questionnements, de doutes, de craintes.

Tu es persuadé que ce n’est pas la première fois que ton pote couche avec un autre garçon. Mais tu es également convaincu que c’est la première fois où cela semble durer, et devenir « sérieux ».

Si ton pote te parle parfois de Nico, c’est en apparence pour le « casser », avec mépris. Mais tu sens que son attitude cache autre chose. Tu sens qu’il essaie maladroitement d’éloigner tes soupçons. Ton pote te ment, se cache de toi. Définitivement, l’arrivée de ce petit Nico avait remué bien des choses.

Et le jour est venu où votre complicité a rencontré des limites infranchissables. Ce qui se passe avec Nico, c’est classé confidentiel. Sur ce sujet, Jéjé ne s’ouvre pas à toi, son pote de toujours. Est-ce qu’il a honte ? Est-ce qu’il croit que tu ne pourrais pas comprendre ?

Ou bien, est-ce qu’il sait que toi aussi tu as des sentiments pour lui ? Dans le fait de te tenir à distance, y-a-t-il aussi une volonté, maladroite mais bienveillante, de ne pas te blesser, de te préserver ?

Mais dans ce cas, pourquoi avoir voulu ce plan à quatre avec ces nanas, ce plan qui t’avait tant secoué ?

Comment l’avait-il vécu ? Est-ce que ça avait été aussi bon pour lui que pour toi ? Est-ce que ta présence avait été aussi importante que la sienne l’avait été pour toi, est-ce qu’elle avait participé à son plaisir de la même façon que la sienne avait participé au tien ?

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En 2024, le jury, avait remis son prix au film roumain Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde, d’Emanuel Pârvu.

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Et pour cela, un grand

Fabien

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